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La Condition anarchique

Dans le Texte

Frédéric Lordon

Il y a le Lordon militant, et puis il y a le Lordon philosophe. C'est le philosophe que nous recevons Dans le texte, aussi intraitable que l'auteur des tribunes d'intervention politique, et encore plus exigeant sur le plan de la rigueur théorique. C'est qu'on ne chemine pas au côté de Spinoza sans y laisser quelques plumes - par exemple nos illusions, notre adhésion apparemment spontanée, viscérale et enthousiaste à ce en quoi nous croyons. Avec son dernier ouvrage paru au Seuil, La Condition anarchique, il s'empare de la question de la valeur et met par terre tout l'édifice de nos idéaux. Les beaux principes que nous défendons avec vigueur, comme des formes indiscutables du bien, n'ont pas plus de consistance que les formes du Mal qu'avec eux nous combattons férocement. "En dernière analyse", comme il aime à le dire, les valeurs auxquelles nous tenons tant ne tiennent à rien. L'an-arkhé de l'anarchie, étymologiquement, c'est ça : l'absence de principe fondateur. Entendez bien ce que ça veut dire : l'émancipation, par exemple, n'a en elle-même pas plus de valeur que l'aliénation (ça fait mal, hein ?).

Comme toujours, sa démarche théorique relève d'une hygiène sourcilleuse : d'abord faire le ménage. Se débarrasser de nos fausses certitudes et des faux-semblants qui nous servent de critère. En vérité, ne vaut que ce qui nous plaît - parce que ça nous plaît. Pourquoi ça plaît ? Parce que nous sommes nombreux à y trouver des affects joyeux. Rien de plus que le structuralisme des passions spinoziste : c'est ce vers quoi notre désir incline (parce qu'il a été encouragé à le faire par le jeu des affects, et particulièrement sous l'empire de l'affect commun) qui reçoit le label du "beau", du "bon", du "bien", aussi longtemps que nous sommes assez nombreux à y trouver des occasions de joie. Si c'est nombreux, si ça converge, si ça dure, hop : de la valeur est instituée, mais provisoirement - car rien ne garantit qu'elle dure toujours. Certes, les institutions ont vocation à conserver l'affect commun dans des formes stabilisées, mais ces institutions elles-mêmes ne sont pas éternelles : la multitude peut aussi, peu à peu, ou très soudainement (révolutions) recomposer ses affects autrement, promouvoir d'autres valeurs, engendrer d'autres institutions.

C'est ça qui est bien avec le spinozisme tel que Lordon s'en fait le passeur : ça bouge. Rien de solide sur quoi s'édifier (nos valeurs ne tiennent à rien) mais du coup la possibilité aussi du mouvement, de la réinvention, et de la reprise éclairée de ce qui nous meut. Et voilà qu'un boulevard politique se réouvre à nous : Lordon ne cite pas pour rien dans son ouvrage les travaux de Bernard Friot sur le salaire à vie et les institutions anti-capitalistes dont nous disposons déjà, à notre insu. Friot est l'un de ceux qui a le mieux compris et exploité - sans la nommer comme ça - la "condition anarchique" : la valeur économique n'est pas plus substantielle que la valeur esthétique ou la valeur morale. Elle est tout aussi arbitraire, c'est-à-dire en fait conventionnelle, d'une convention qui s'est formée à la faveur d'un certain rapport de forces. Il appartient à la multitude d'infléchir ce rapport de forces (par le jeu des affects, of course) et de reconfigurer la convention de la valeur conformément aux intérêts du plus grand nombre, plutôt qu'à ceux du capital qui a réussi à instituer sa propre définition de la valeur dans une forme prétendument indiscutable, "naturelle" et éternelle. Où l'on voit que le spinozisme n'est pas si désespérant qu'il en a l'air, et que le militant pourrait finalement y trouver son compte, tout autant que le philosophe...

 

Dans le Texte , émission publiée le 20/10/2018
Durée de l'émission : 80 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

22 commentaires postés

Tout cela me rappelle la phrase du vieux sage oriental cité par Nietzsche dans Zarathoustra : "Rien n'est vrai, tout est permis". Citez-vous d'ailleurs le vieux Nietzsche dans votre ouvrage ? En quoi votre approche diffère-t-elle de la sienne quant à la question des valeurs ?

Par naphera LPL, le 18/12/2018 à 15h05

J'ai adoré le Jean Vincent Placé furtif

Par Jean-Philippe Barbier, le 05/11/2018 à 19h50

« L’essentiel est de remporter la future élection, qu’importe ce que nous sommes. Proposons, proposez, non pas un homme, encore, seul et bavant de paroles, mais un collectif. Faisons donc le « buzz » international avec la persistance de proposer un collectif démocratique. »
https://grunux.wordpress.com/2018/08/29/chronique-du-29-aout-2018-au-lendemain-de-la-demission-du-ministre-de-lecologie/

Par Grunux LPL, le 01/11/2018 à 10h52

Dense et limpide. Fascinant. Remarquable. Une de vos meilleures emissions. Merci Judith!

Par Graphico LPL, le 27/10/2018 à 13h39

Pourquoi, lorsque vous abordez la question des valeurs, jamais n'est abordée la simple notion de la condition humaine première, à savoir manger et boire, conditions pour ne pas crever?
Mettez un verre d'eau au sein d'un groupe de 30 personnes assoiffées, la valeur du verre d'eau ne fera-t-elle pas l'unanimité ? (Et ça, Véolia l'a bien compris..)

N'y a t'il pas justement dans nos sociétés modernes et riches, une perte de sens et de valeur du au fait que nous croyons à tort, à notre invincibilité voire à notre possible immortalité ?

En (re)faisant le lien entre l'homme et son environnement, ne peut-on bâtir un socle de valeurs ? Celles de sa simple condition d'existence ?

la valeur n'est elle pas conditionnée en tout premier lieu, aux limites qui composent son champs ?
Notre monde fini, ne nous fixe t il pas, malgré tout ce que l'on veuille penser, une échelle de valeur indépassable ?

Pour tout le reste, effectivement, je suis bien d'accord, M. Lordon, rien n'existe...

Par counch, le 27/10/2018 à 10h47 ( modifié le 27/10/2018 à 11h19 )

Merci encore une fois. Je me régale de ces entretiens menés avec passion, respect et rigueur. Votre questionnement sur les enjeux politiques d'une philosophie du «rien» m'a intéressée. Je me suis longuement interrogée dans le passé sur la possibilité d'un féminisme sans sujet. C'est-à-dire comment être féministe si on présume que l'identité féminine ne repose sur aucune substance ? J'ai trouvé une première réponse chez Judith Butler, des son classique Gender Trouble. Mais je crois que le texte le plus passionnant reste celui de Françoise Collin « Notes sur le tragique du sujet» paru dans les Cahiers de Grif, en 1992 je crois. Collin y expose le tragique du sujet qui doit s'affirmer et prendre la parole sur la place publique à partir d'une identité qui n'existe pas (femme, ouvrier, etc.). Et elle critique la tendance qu'ont les opprimés à se prendre pour des dieux et à oublier la précarité de leur fondement.

Colette St-Hilaire
Abonnée de Montréal

Par Colette St-Hilaire, le 24/10/2018 à 20h00

Docteur Sócrates,

Je vous trouve bien méprisant ! Il se peut en effet que F. Lordon n'ait rien dit de fondamentalement nouveau, mais ce qui est pour vous des "banalités sans intérêt" ne l'est pas pour tout le monde, il s'en faut de beaucoup. Tous les abonnés de Hors-série n'ont pas votre exceptionnelle culture philosophique et sociologique. Ensuite, n'est-il pas exagéré de dire que la méthode de F. Lordon "n'est aucunement réflexive" ? Il me semble au contraire que son usage de la philosophie de Spinoza lui permet de réfléchir, sinon à son ouvrage le plus récent, du moins à ses travaux antérieurs, en mettant en question les valeurs morales et politiques qui l'ont motivé à les écrire. Il est également conscient, je crois, des bénéfices inavouables que lui donne son rôle d'intellectuel "scolastique" : cf. ce qu'il dit des jargons disciplinaires, et en particulier du jargon des philosophes. Peut-être cette réflexivité est-elle trop superficielle à vos yeux... Mais est-il possible d'être parfaitement lucide sur les conditions sociales, historiques, psychologiques et physiologiques dans lesquelles on effectue un travail ? Bourdieu lui-même était-il parfaitement transparent à lui-même ? C'est peu probable, et je ne crois pas qu'il ait jamais prétendu une telle chose... De même, je pense que ni vous ni moi ne sommes parfaitement conscients des raisons qui nous poussent à écrire ces commentaires sur Hors-Série, même si la vanité y tient certainement une grande part!

Par J. Grau , le 24/10/2018 à 11h26

je le dis souvent mais encore merci pour cette emission tellement stimulante et éclairante. En bref et a vif, ce que je comprends donc c'est que la seule valeur c'est la valeur de "lier" ou connecter et la difficulté c'est d'éviter le chaos des affects en utilisant la raison pour arriver a "lier" en comprenant la complémentarité de toutes les idées qui sont en fait un "filtrage" de tous nos affects ???

Par delphine b, le 23/10/2018 à 19h18 ( modifié le 23/10/2018 à 19h23 )

Frédéric Lordon devrait arrêter de citer Bourdieu à tout bout de champ et à titre décoratif, ça va finir par se voir qu'il est l'intellectuel scolastique par excellence, foncièrement anti-bourdieusien dans sa méthode, qui n'est aucunement réflexive.
Un tel donc pour rendre obscures des banalités sans intérêt, c'est rare. Bravo Frédéric.

Par donny frisson, le 23/10/2018 à 12h50

@Philomène : selon moi, votre "critique" principale n'en est pas vraiment une. Il me semble que votre dernier argument repose sur la confusion entre un "ancrage" au réel (qui peut rester dans le champ de l'affect, et qui relève d'une certaine contingence) et un principe fondateur de la valeur (qui serait alors de l'ordre de la raison, la bien nommée, et de l'ordre de la nécessité).

Mais là tout de suite on se trouve dans un réseau de définitions à préciser (dont d'ailleurs celle de valeur, et de valeur des valeurs). De mes lectures d'Heidegger il m'est resté que "raison" en allemand se dit Grund, qui signifie aussi "fond", "base". Quand on sait par ailleurs que "principe" se dit, entre autres, Grundsatz (« proposition-de-fond »), on entrevoit le rapport avec le principe de raison (der Satz vom Grund) formulé ainsi par Leibniz : nihil est sine ratione (« rien n’est sans raison »).

La philosophie (et les grands mots tels que principe / fondement / raison / essence / nature), c'est pour les jeunes :) . Sans vouloir déprimer davantage notre ami Lordon, je ne suis pas loin de penser qu'il perd son temps dans cette voie. Mais après tout, il faut bien passer le temps, et cette voie n'est pas la pire.
Il aurait un nouvel opus en préparation (et dont le titre provisoire serait "Vivre Sans") : j'ai simplement trouvé que votre réflexion sur l'ancrage était une piste intéressante pour, une fois touché le fond (tome 1), remonter à la surface (tome 2).

Enfin, sur l'image "subliminale" (qui n'en ait pas une), c'est une petite vilénie de Raphaël à la onzième minute de la vidéo à l'égard d'un personnage public (indice: JVP).

Par Abracadabra, le 22/10/2018 à 21h34

Merci pour cette émission, que j'ai trouvée comme d'autres très intéressante. Cependant, le propos de Frédéric Lordon me paraît devoir être sérieusement nuancé, pour ne pas dire plus. Pendant la plus grosse partie de l'émission, on pourrait croire que Spinoza défend un subjectivisme radical, comme si toutes les affaires humaines étaient nécessairement régies par les passions les plus folles et l'arbitraire le plus total. Heureusement, le tir est un peu rectifié à la minute 37, et surtout à la fin de l'entretien. Sans doute aussi faut-il lire le livre de F. Lordon, qui est très certainement plus complexe et complet que ce qu'il en dit ici. Malgré tout, je crois qu'il faut aller beaucoup plus loin dans la critique du subjectivisme. Comme je n'ai pas la place ni le temps d'écrire tout un livre, je me contenterai de 3 brèves remarques.

1. Les désirs des êtres humains sont toujours orientés en fonction d'une certaine vision du monde (et vice-versa). Or, toutes les visions du monde ne se valent pas, tout simplement parce que certaines correspondent dans une certaine mesure aux faits alors que d'autres sont complètement fausses, voire délirantes. Si une idéologie politique est façonnée par des affects racistes ou sexistes, c'est qu'elle est sous-tendue par l'idée d'une supériorité naturelle des hommes sur les femmes ou de prétendues "races" sur d'autres "races". Or, ces visions du monde sont contestée non seulement parce qu'elles sont odieuses à ceux qui ne les partagent pas, mais parce qu'il y a de solides raisons scientifiques de les estimer fausses. Bien évidemment, il n'est pas toujours facile de réfuter scientifiquement une théorie. Dans le cas de l'économie, où les phénomènes observés sont causés par une multitude de facteurs extrêmement nombreux et complexes, c'est sans doute particulièrement ardu. Cependant, même dans ce domaine, il semble bien que certaines recettes ne marchent pas. Même le FMI, après des décennies de doxa néolibérale, commence à mettre un peu d'eau dans son vin frelaté, tellement ses prédictions sont démenties par les faits.

2. Ce n'est pas seulement la science qui permet de mettre en question certaines idéologies. Quand les gens constatent de leurs yeux et dans leur chair que la réalité qu'ils vivent est en décalage avec la propagande officielle, il arrive qu'ils finissent par ne plus y croire, voire par se soulever contre le pouvoir en place. Leur sentiment d'indignation, dans ce cas, est à la fois motivé par leurs passions, mais aussi - dans une certaine mesure - par leur raison, dans la mesure où ils ont pris conscience de l'incohérence du système qu'ils subissent.

3. Mais même en admettant que ces révoltes soient purement et simplement déterminées par des passions, il n'en reste pas moins que ces passions font partie de la réalité, et qu'elles sont la conséquence nécessaire d'un certain ordre social. Il est donc possible, dans une certaine mesure, d'élaborer un discours objectif à ce sujet, de manière à comprendre pourquoi certains systèmes sociaux sont mieux acceptés que d'autres. C'est d'ailleurs ce qu'ont essayé de faire, chacun à leur manière, Spinoza et Lordon.

Par J. Grau , le 22/10/2018 à 12h55 ( modifié le 22/10/2018 à 12h58 )

A Abracadabra : ce n'est pas du tout le tome II ou la continuité des propos de Lordon, c'est une interrogation (qui se veut critique mais respectueuse) à ce qui s'est dit ici.
(Au fait, de quelle image subliminale parlez vous?)

Par Philomène, le 22/10/2018 à 06h49

Frédéric Lordon - Judith Bernard : élue recette idéale de l'émission qui donne à penser.

Depuis le premier volet spinoziste (jadis sur @si) jusqu'à ce nouveau, on suit toute la sédimentation du travail de Lordon à partir de Spinoza : c'est tellement stimulant ! Bravo, et merci ; on va ruminer...

Par Totorugo, le 21/10/2018 à 20h38

Merci Philomène de nous avoir résumé le tome 2 :)

Par Abracadabra, le 21/10/2018 à 19h40

remarquable émission . il me faudra y revenir car le contenu est d'une rare intensité et je ne peux assimiler le tout. Lordon reste la pierre angulaire d'une pensée en mouvement et ça déménage !!

Par bernejo, le 21/10/2018 à 17h07

Je ne sais pas trop par où commencer.

D'abord un étonnement : ce thème de la teneur affective des valeurs, du nihilisme qu'elle impliquerait et la possibilité de justement pousser cette logique jusqu'au bout, jusqu'à un conventionnalisme absolu qui ne reposerait finalement que sur la "puissance" a déjà été reprise et pas de la moindre des manières. Il s'agit de la pensée nietzschéenne. Je suis très étonnée de ne rien en entendre (peut-être cela apparait dans la réflexion écrite). En tous cas Nietzsche distingue bien différentes formes de nihilismes, du passif à l'actif, où dans ce dernier on se hâte d'aller jusqu'au bout de la logique des valeurs qui reposent sur la supposition de substances (au sens littéral de d'un soubassement de l'être), d'"arrières-mondes".

Et justement, ma deuxième remarque est en lien avec ce rappel philosophique : la possibilité de refonder des valeurs nouvelles, autres, qui prennent en compte une nouvelle anthropologie où les passions ne sont plus secondaires, suppose donc cette "descente" comme l'appelle Judith, "généalogie" comme l'appelle Nietzsche. Or, en descendant ainsi, ce que maintient Spinoza de cette toute puissance de la raison, semble quand même être un résidu des pensées de l'arrière-monde. Je m'explique : l'Ethique semble être scindée en deux. Les premières parties, jusqu'à la partie IV sur les passions humaines semblent refonder une nouvelle anthropologie car elles fondent une nouvelle conception du monde et notamment de Dieu lui-même ("Deus sive natura"...) mais cette dernière partie sur la béatitude du sage reste incompréhensible si on en reste à une conception de la raison comme ce qu'en a donné la tradition de l'Antiquité grecque revue par le christianisme. En effet, selon cette conception la raison humaine n'a rien à voir avec ce monde d'ici-bas, ce monde de matière corruptible et de non-sens. Tant Platon que Saint Augustin nous font comprendre que la raison est le signe d'une supériorité ontologique de l'homme, d'une nature autre, meilleure (d'où on tirerait des valeurs absolues...). Bref, si on rompt avec cela, ce que fait Spinoza - semble-t-il sans même le vouloir vraiment - sa dernière partie sur la conduite de la vie sous la raison est à comprendre autrement que ne l'a exposé la vidéo, qui semble poser passions et raison comme antithétiques.

Ce deuxième point simplement pour émettre une critique sur la logique de fond de la "transvaluation des valeurs" si on adopte un langage nieztschéen : les nouvelles valeurs que l'on cherche ici à poser (valeurs "de gauche"), malgré ce fait principiel que les valeurs ne sont que le résultat d'affects, peuvent avoir un réel ancrage. Si on prend au sérieux l'influence de Spinoza sur Nietzsche, la seule possibilité de mettre fin à des valeurs qui se perdent ou qui subissent des inflations jusqu'à devenir des non-sens reviendrait à les ancrer au monde réel, matériel, la Nature, ce monde d'ici-bas. Pourquoi je dis cela ? Parce-qu'à trop souligner le caractère affectif, au sens de sentiments, des valeurs, la transvaluation voulue n'aboutira pas. Exemple : si ce n'est que mon intérêt qui fait la valeur d'une chose tout se vaut. En quoi serait-il meilleur de vouloir partager les richesses du monde plutôt que de se les accaparer ? Tout est pareil! Nous sommes alors dans un nihilisme passif. En revanche, si ce qui vaut dépend d'affects au sens spinoziste de ce qui a un effet sur moi, ce qui agit quasi-physiquement sur moi, alors là oui, le fait que telle chose se passe et pas une autre devient fondamental. Si le fait de manger des OGM me rend malade alors là oui il est important, objectivement, de s'y opposer puisque cela m'enlève de ma puissance d'agir. C'est objectivement moins bien que de laisser des multinationales produire des OGM. Ainsi, la question du changement politique n'est plus une question de posture idéologique (telle chose est mieux en soi, d'un pt de vue d'une manière de pensée) mais d'effets de décisions sur ma vie, mon corps, ma capacité d'agir, mon conatus.

Bref, tout ça pour dire que la grande distinction oubliée dans cette affaire est celle de Marx : valeur d'usage/valeur d'échange. Dire que la valeur est affaire d'affect c'est oublier de préciser ce qu'est l'affect. (Spinoza parle d'affect et non de simple désir ...). Ce n'est pas seulement l'affect au sens de l'affectivité psychologique, j'aime/je n'aime pas, tu me plais/tu me dégoûtes ; mais telle chose interfère dans mon action, tel être influe sur moi/j'influe concrètement sur un ensemble d'autres êtres. Ainsi, même si la pensée de Spinoza apparait très abstraite, elle est à considérée d'un point de vue matérialiste au sens marxien. La valeur n'est pas seulement ce qui acquiert existence et force d'un point de vue symbolique par la convergence d'une multitude ; c'est aussi ce qui nous permet de vivre, ce qui "importe" pour nous non plus symboliquement mais le plus concrètement du monde (pouvoir manger, se loger...). Là aussi donc, très étonnée de ne pas entendre parler de valeur d'échange et de valeur d'usage. Si la valeur financière s'envole, c'est qu'on met de côté la valeur d'usage des choses. Ce n'est pas que la valeur n'ait aucune réalité tangible qui ne la soutienne, mais parce qu'on aimerait en tant qu'humain, encore pétris de désirs d'au-delà, que notre vie immatérielle n'ait rien à devoir au matériel. Cette question va en fait très loin. Prendre au sérieux la question de la valeur c'est interroger ce qui fait de nous des êtres humains autres que de simples animaux (et si c'est vraiment le cas) ! Les choses en elles-mêmes ont une valeur intrinsèque : la valeur intrinsèque d'un pull est de nous tenir chaud. Or, peu d'humains achètent un pull seulement pour cela. On achète un pull pour avoir tel ou tel style donc apparaitre d'une manière auprès d'autres.

Il est donc effectivement très possible d'être désespéré par la question des valeurs : lorsqu'on comprend que pour un être humain pour qui l'altérité est nécessaire à sa propre construction, on comprend que rien ne vaut par lui-même mais seulement du point de vue de la reconnaissance des autres. Spinoza s'attarde sur la question de la valorisation via les autres (c'est peut-être même cela dont il est question ici par valorisation par la multitude). Ce qui est intéressant est ce processus de réciprocité : pourquoi qqch ne vaut que s'il vaut aussi pour autrui ? Vouloir une belle et grosse voiture clinquante a-t-elle un sens si elle n'est pas admirée par d'autres, qui par leur admiration donne de l'importance au propriétaire de la voiture ? Mais tout se mélange : ce désir d'être reconnus des autres (reconnu positivement, voire au-dessus des autres) ne vient-il pas d'une non acceptation de l'être-néant de l'homme ? Du fait que nous nous valons, que nous allons tous mourir et qu'il n'y aura ni salut ni rien d'autre ? Que nous sommes de la même nature que la matière, la terre, la moisissure ... De là il est possible par une force philosophique extrême d'accepter ce sort absurde de notre existence (ici par un nihilisme actif qui devient créateur et artiste, en se confrontant au réel et en voulant en être, créateur de formes). Mais la majorité - y compris moi - de l'humanité ne le peut dans l'état actuel de la pensée, et Spinoza non plus. Si on en était capable, le changement que l'on souhaite voir arriverait : changer les couches d'un bébé apparaitrait comme une valeur suprême (l'hygiène étant la condition sine qua non pour vivre) ; et la production de publicités pour des produits dont nous n'avons pas besoin cesserait. Mais cela supposerait une refonte complète de notre imaginaire, même pour les moins religieux d'entre nous et les plus prêts à changer.

Par Philomène, le 21/10/2018 à 15h11 ( modifié le 21/10/2018 à 15h15 )

il y a le pitoyable f lordon nord coréen, après les attentats de janvier 2015 et l'injonction de servitude passionnelle au fortifiant "je suis charlie" et le f lordon économiste, qui veut revenir au franc:comme une substance de qualité dégradée...

et l'intellectuel de grande valeur qui déploie avec bonheur sa raison mathématique et affective, afin de limiter un tant soit peu nos psychoses et la paranoia généralisée. en bonne compagnie, sur france-culture, ou avec j bernard sur hors série.

Par luc lefort, le 21/10/2018 à 14h10

Très riche, ça transporte puissamment loin comme souvent. Je vais lire le livre, et me réjouis de voir à quel point la philosophie spinoziste que je découvre et approfondis grace à FL rejoins celle de Henri Laborit, notamment sur cette question des valeurs, "les jugements socio-culturels d'une époque donnée". La condition anarchique, la vie sous la conduite de la raison, la formulation d'une nouvelle grille pour voir et affecter le social autrement.

Par damien Astier, le 20/10/2018 à 23h52

Minute 39 , tellement vrai !

Par Jean-Michel Guiet, le 20/10/2018 à 20h19

ahahaha! bon moi aussi j'ai pas compris l'apparition de l'image à part en tant qu'image subliminale

Par Stephanie, le 20/10/2018 à 16h51

#Abracadabra ;-)

Par Raphaël, le 20/10/2018 à 15h10

ha ha ! la pseudo image subliminale vers la dixième minute...

Par Abracadabra, le 20/10/2018 à 15h05