Abandonner la classe des femmes 

Dans la quantité parfois étourdissante de publications qui se revendiquent d’une approche féministe, des livres et articles les plus « développement personnel – Biba compatible » aux plus théoriquement denses, la démarche de Sophie Noyé a ceci de particulièrement honorable qu’elle se situe dans une perspective sincèrement militante, qui cherche à résoudre des conflits théoriques dans le but affiché de mieux armer stratégiquement les luttes depuis lesquelles elle s’exprime. C’est d’une semblable volonté de participer à la production d’armes théoriques si possible bien affutées qu’émane cette proposition de discussion de sa récente intervention dans les studios de Hors-Série.

Politique

Les récents débats lancés notamment au Royaume-Uni ou en Espagne à l’occasion de la discussion de projets de lois transphobes visant à définir le concept de « femme » à partir d’une vision biologisante (et erronée y compris de ce point de vue) ont entraîné la nécessité de réactualiser les discussions, émergées dans les années 70, sur la potentielle étendue du « nous » féministe. C’est d’ailleurs finalement là l’un des objectifs, et intérêts, de la démarche de Sophie Noyé, invitée du 14 Juin dernier de Galatée de Larminat pour un Dans le texte consacré à son récent ouvrage Pour un féminisme matérialiste et queer1.

Quel « nous » féministe ?

Pour résumer rapidement, Sophie Noyé développe une perspective qui lui permettrait de réconcilier les deux mouvements apparemment antagonistes que sont d’une part le féminisme matérialiste et d’autre part le queer, les deux entendus dans la définition assez restrictive qui correspond au corpus canonique sur lequel elle choisit de s’appuyer (Delphy, Guillaumin, Nicole Claude-Mathieu pour le féminisme matérialiste, Butler pour le queer).

Pour autant, la « réconciliation » qu’elle propose dans cet entretien me paraît relever davantage d’un vœu pieux et de la volonté de sauver un courant de pensée qui, certes, a marqué l’histoire du mouvement des femmes français, mais dont il me paraît bien difficile d’éviter les écueils, quand bien même une certaine conception du « queer » serait appelée à la rescousse.

Comme le rappelle très justement Sophie Noyé, l’idée essentielle apportée par le courant matérialiste est celle d’une exploitation de la « classe des femmes » par la « classe des hommes », corollaires de la théorisation du patriarcat comme mode de production autonome (du capitalisme) et systématiquement et structurellement organisé selon une division sexuelle/sexuée du travail (DST). Dans les lignes qui suivent, j’aimerais questionner cette idée du patriarcat comme mode de production indépendant, dans ses implications théoriques évidemment, mais aussi et surtout dans ses implications militantes pratiques, puisque c’est également depuis cette situation de militante que Sophie Noyé propose son geste.

Le patriarcat vu par le féminisme matérialiste

Pour cela, il me faut rappeler, peut-être plus en détails que ce que le format (oral) de l’émission peut permettre, la théorie du féminisme matérialiste, en l’occurrence, celle de Christine Delphy, qui a, me semble-t-il, été la plus rigoureuse en termes d’analyse à perspective économique. Dans L’Ennemi principal, Delphy définit le patriarcat comme « système de subordination des femmes aux hommes dans nos sociétés industrielles contemporaines, ce système ayant une base économique, et cette base étant le mode de production domestique »2. Plus loin, elle insiste bien sur le fait que « son » patriarcat,  n’est pas une « entité a-historique » : ce qu’elle étudie, ce sont « les sociétés industrielles contemporaines »3.

C’est donc d’abord en référence à un contexte particulier, celui des sociétés industrielles contemporaines, que Delphy annonce que sa théorie s’applique : non seulement le patriarcat n’est pas une « survivance » du passé, mais surtout, il ne s’agit pas, selon cette définition, de prétendre à la description d’un système qui serait universel et atemporel, dont la formule « en tous temps et en tous lieux les femmes ont été opprimées par les hommes » donnerait une idée juste. Elle décrira ainsi l’exploitation patriarcale comme une oppression commune (qui touche toutes les femme mariées), spécifique (puisque cette obligation de fournir des services domestiques gratuits n’est subie que par elles) et principale (puisque même quand elles travaillent en dehors du foyer, leur appartenance de classe est conditionnée par leur exploitation en tant que femmes)4». C’est donc ce rapport précis à la production, caractérisé par l’appropriation et l’exploitation de leur travail dans le mariage qui constitue, selon Delphy, les femmes en une même classe, voire une même « caste5». Non content de distribuer ainsi les individus dans les classes sociales sur lesquelles repose le fonctionnement du capitalisme, le patriarcat défavoriserait également les femmes dans le cadre du mode de production capitaliste puisque celles-ci, cherchant à entrer sur le marché du travail salarié, s’y trouvent discriminées et surexploitées en raison de leur exploitation domestique : poussant les femmes d’une part à devoir trouver un mari pour les soutenir matériellement, d’autre part à accepter des salaires plus bas, les deux systèmes d’exploitation se renforcent mutuellement.

La famille nucléaire a une histoire (capitaliste)

Il y a évidemment dans l’expression de cette thèse des constats qu’il serait difficile de remettre en cause. Mais, pour aussi séduisante qu’elle paraisse d’un point de vue descriptif, la thèse du mode de production domestique telle que développée par Christine Delphy tire son efficacité apparente de l’omission d’une étape pourtant fondamentale à toute analyse qui se revendique du matérialisme : il est en effet assez contradictoire d’insister sur le « ici et là » de l’exploitation domestique, sans proposer une historicisation de la famille nucléaire.

Delphy semble en effet considérer cette famille, telle qu’elle se matérialise, donc, dans les sociétés industrielles modernes, comme un « déjà là », en faisant abstraction du fait que cette famille nucléaire a justement été façonnée par le capitalisme, qui a entériné la séparation entre sphère publique, de la production, des hommes, et sphère privée, de la reproduction/consommation, des femmes. Si la famille distribue les genres dans les classes sociales, c’est précisément parce que le capitalisme a constitué ces classes sociales : la famille se met donc au service du capitalisme, en d’autres termes, les rapports de genre sont déterminés par ce dernier.

Le « patriarcat » tel qu’on le connaît dans nos sociétés industrielles modernes ne peut donc que très difficilement être appréhendé comme « indépendant » et croisant ponctuellement le capitalisme. Il est effectivement pour le moins paradoxal de définir le patriarcat d’un côté comme mode de production distinct du capitalisme, et de l’autre, comme ayant pour cadre précis celui de la famille nucléaire telle qu’elle a été façonnée par le capitalisme, qui plus est dans des sociétés caractérisées par leur rapport à une certaine étape du capitalisme, le capitalisme industriel. Malgré ses ambitions, le féminisme matérialiste maintient donc forcément un fond essentialiste : si le patriarcat n’a pas de force déterminante autre que lui-même (ou une considération « arbitraire »), alors « les hommes sont des hommes parce qu’ils sont des hommes », et ils oppriment les femmes parce qu’ils sont des hommes et qu’elles sont des femmes et c’est ainsi qu’ils deviennent (en tous lieux et en tous temps ?) des hommes et des femmes…  

Limites stratégiques de la « lutte des sexes »

Mais au-delà des débats théoriques que l’on peut mener avec les travaux de Christine Delphy ou d’autres féministes matérialistes – débats menés depuis une cinquantaine d’années, et dont l’étendue dépasse donc largement le cadre de cet article –, il me paraît surtout intéressant, dans la perspective d’une réaction à la proposition (théorique, certes, mais aussi et surtout militante) de Sophie Noyé, de dresser les limites stratégiques d’une approche qui voit un véritable antagonisme social entre une classes des hommes et une classe des femmes (une approche qui me paraît en réalité bien plus « à la mode » que le féminisme marxiste). En effet, si l’enjeu annoncé du livre de Sophie Noyé est de penser l’articulation entre la question de la DST, et celle de l’établissement (et la contestation) de normes et de minorités de manière plus diffuse, le refus d’envisager le féminisme marxiste et le fait d’y préférer le féminisme matérialiste ne parait pas véritablement justifié.

Ainsi, parce qu’elle resitue cette exploitation « domestique » dans le cadre plus large du capitalisme6, l’approche féministe marxiste telle que développée notamment par le courant du salaire au travail ménager met en lumière le fait que c’est le non-paiement du travail reproductif qui explique en partie le niveau bas des salaires des femmes, mais aussi celui des hommes : leur salaire se retrouve en effet nécessairement plus bas que si ce travail de reproduction n’était pas gratuit du fait de sa privatisation à l’intérieur de la famille. En conséquence, il est possible d’affirmer que la DST est également un des piliers de l’exploitation des hommes (prolétaires). Les luttes des femmes, à partir de leur situation spécifique dans les rapports de production, deviennent une lutte pour l’ensemble de la classe ouvrière : lutter en féministe pour la reconnaissance du travail domestique/reproductif, c’est donc lutter contre un des vecteurs de l’exploitation capitaliste.

Salaire ménager et lutte des classes

Il convient d’ailleurs ici d’apporter une nuance à ce que dit Sophie Noyé sur cette revendication du salaire au travail ménager qui risque selon elle d’assigner d’autant plus les femmes à cette domesticité : tout d’abord, il ne s’agit pas, en théorie, de rémunérer les femmes, mais bien le travail en tant que tel. Surtout, les propositions avancées par ces groupes (en plein long mai 68 italien) s’inscrivent dans une perspective bien plus révolutionnaire, qui ne se réduit pas à réclamer un peu plus d’argent pour les familles de la classe ouvrière, mais revendique à la fois de légitimer la place des femmes dans la lutte révolutionnaire anticapitaliste, et de dénaturaliser le lien entre féminité et travail domestique. Il s’agissait donc précisément d’une revendication en réalité contre le travail domestique et son assignation féminine, qui donne un appui théorique à des pratiques militantes permettant aux femmes de sortir du foyer pour rejoindre la lutte.

Marche Wages for Housework (salaire au travail ménager), 1977.

De telles théorisations sont donc directement ancrées dans une perspective stratégique et une praxis militante révolutionnaire. Le féminisme marxiste apparaît ainsi plus que bienvenu, s’il s’agit de penser une convergence entre une stratégie de l’unité qui ne reproduise pas les invisibilisations et essentialisations des minorités du féminisme matérialiste, et une stratégie de la constitution d’un sujet politique dans et par la lutte elle-même. La critique par Sophie Noyé des approches « fondationnalistes », d’un sujet en soi, objectif, qui serait d’autant plus propice à capter des aspirations révolutionnaires qu’il serait opprimé sur différents axes de domination, est particulièrement enthousiasmante. Sa formulation du passage d’une « lecture sociologique » à des « propositions stratégiques » pour un « nous », sujet collectif et multiple, si elle constitue l’aboutissement de l’entretien avec Galatée de Larminat, doit indiscutablement être le point de départ d’une discussion à approfondir. Mais cette « inclusion » des minorités de genre et de sexe dans la DST est précisément le geste effectué par des féministes comme Silvia Federici ou Mariarosa Dalla Costa, lorsqu’elles ont lutté, à travers la revendication d’un salaire au/contre le travail ménager, pour la reconnaissance du travail domestique comme travail, et donc des ménagères comme partie intégrante de la classe ouvrière, et qu’elle ont travaillé à  proposer un « nous » incluant un certain nombre de minorités (lesbiennes, femmes noires demandant les aides sociales, travailleuses du sexe…)7.

Quand les « féministes » masquent les antagonismes sociaux

Sophie Noyé semble en effet regretter que les avancées en termes de mobilisations unitaires, permises par la concentration sur la question des violences, se fasse au détriment de la présence des revendications liées à la question du travail. Mais on touche précisément là un nœud stratégique, pourtant déjà rapidement évoqué précédemment dans la discussion : la mise en avant d’une « classe des femmes » unitaire, dont l’unité proviendrait justement de leur situation dans le mode de production, ne suffit pas à masquer les différences de classe qui peuvent perdurer entre elles (via, notamment, la délégation par les femmes bourgeoises du travail domestique à d’autres femmes). Et c’est bien cet antagonisme social que ne peut manquer de masquer le féminisme matérialiste, et que masquera toute perspective qui pensera l’antagonisme principal de la lutte féministe entre une classe des hommes et une classe des femmes, y compris lorsqu’il s’agit de penser la question des VSS.

Le mouvement féministe peut en effet sembler faire face à une alternative : soit un mouvement unitaire contre les VSS, ou plus exactement contre les « violences masculines », et donc déterminé par un antagonisme de « classe de sexe ». Soit un mouvement plus radical, et partant plus minoritaire, essayant de mener de front lutte contre les VSS et lutte contre le capitalisme (et le racisme, et les autres systèmes de domination/exploitation). Le bouillonnement actuel autour des questions de VSS permet aujourd’hui une forme de cohabitation des deux stratégies, qui apparaissent plutôt comme les deux pôles d’un mouvement multiple, pouvant revendiquer une certaine posture « misandre » en défense d’une « classe des femmes » en même temps qu’un antagonisme avec l’État, des mesures sécuritaires en même temps qu’une méfiance envers l’institution policière et judiciaire.

En finir avec le mirage de la « classe des femmes »

On voit donc qu’un certain nombre de nœuds théoriques restent à dénouer. Si l’approche marxiste reste la plus à même de proposer des résolutions et des pistes stratégiques pour ce faire, certaines orientations pratiques actuelles du mouvement féministe semblent cependant acter une certaine rupture avec les apories du féminisme matérialiste. Ainsi du choix revendiqué de prioriser le nécessaire soutien à la Palestine au détriment de la constitution d’une « unité » de « classe de femmes » avec des groupes ou mouvements « féministes » sionistes par exemple. Cette priorisation stratégique, qui rompt en pratique avec une certaine posture intersectionnalisante prétendant tout mener de front sans hiérarchiser aucune lutte, n’empêche pas, comme on le voit, une mobilisation spécifiquement féministe : il apparaît bien possible de penser un « nous femmes et féministes » en lutte, au nom même de ce féminisme, contre le colonialisme.

L’initiative « mille Madleen pour Gaza » comptera d’ailleurs une flotille spécifiquement féminine/féministe (notamment portée par le mouvement « young angry women »). La violence du génocide en cours a semble-t-il convaincu le mouvement (ou tout d’un moins une partie conséquente de ce mouvement) qu’il n’était même pas (plus) utile de convoquer une figure de « femmes palestiniennes » pour justifier une solidarité féministe avec la résistance (y compris masculine ?!) palestinienne. Cette violence nous a au contraire alertées sur le fait que notre condition-même de « nous, femmes et féministes » d’Occident était irrémédiablement liée à ce que nous laisserons ou pas faire en Palestine, non au prétexte d’une théorique « classe des femmes » mais bien au nom d’un commun désir de justice et de dignité.

Pour prolonger


  1. Voir sur Hors-Série l’entretien Féminisme et queer : la réconciliation ? ↩︎
  2. Christine Delphy, L’ennemi principal, Tome 1, Economie politique du patriarcat, Syllepse éditions, 1997, « avant propos » p. 9. ↩︎
  3. Christine Delphy, op.cit., « avant propos » p. 19. ↩︎
  4. Christine Delphy, Idem, « L’ennemi principal », p. 54. ↩︎
  5. Ibid. p. 51. ↩︎
  6. Voir sur Hors-Série l’émission du 16 janvier 2023 animée par Judith Bernard, « Féminisme et théorie de la reproduction », au sujet de L’Arcane de la reproduction de Léopoldina Fortunati (entremonde, 2022, traduction de Marie Thirion) ↩︎
  7. À ce sujet, lire Louise Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, les éditions du remue-ménage, 2014, 452 p. ↩︎

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