Je ne peux commencer cette intervention sans dire d’abord la très vive colère que m’inspire le fait que soient interdits d’expression dans les murs de Paris-Dauphine nos camarades de l’antifascisme, de l’écologie radicale et du mouvement décolonial1. S’agissant de ce dernier, l’interdiction par la Bourse du travail, et plus particulièrement par l’Union Départementale de la CGT Paris, de laisser Houria Bouteldja s’y exprimer, signe une nouvelle fois la honte de ces institutions françaises, et souvent parisiennes, arc-boutées dans une phobie absurde, aussi féroce qu’ignorante, vis-à-vis de Houria Bouteldja et du mouvement qu’elle incarne, mouvement dont les propositions théoriques et stratégiques sont absolument centrales pour penser et édifier le bloc contre-hégémonique que l’époque exige pour se sauver du désastre où nous courons.
Ces choses étant dites, et étant précisé que nous allons y revenir copieusement, j’aborde l’objet qui nous occupe : le livre de Christophe Magis, Pour une critique matérialiste des médias2. Il repose sur deux gestes éminemment féconds. Le premier geste consiste à aborder la critique médias sous l’angle de l’analyse matérialiste. Le second geste consiste à tenir ensemble TOUTE la production symbolique dans ce que le livre propose d’appeler « les médias ».
La vaine croisade pour la « neutralité »
Pour le premier geste, matérialiste : il permet de décrire l’industrie médiatique comme une filière intégrée au mode de production capitaliste, et ce faisant il arrache la critique média à ses illusions et à son étroitesse de vue. Ses biais habituels font qu’elle ne voit, le plus souvent, que les énoncés, et, s’agissant des médias au sens journalistique, cette critique se contente de leur réclamer une introuvable neutralité. Introuvable neutralité puisque cette idée régulatrice, la neutralité – et je ne parle même pas de « l’objectivité » qui est encore plus fantasmatique – cette idée régulatrice ne saurait s’incarner dans un quelconque observateur, qui sera toujours situé quelque part, personnellement, socialement, géographiquement, et produira toujours par ses opérations cognitives une découpe du monde. Cet observateur aura beau se déclarer « factuel », le plus factuel possible, il n’en demeurera pas moins que le « factuel » n’est pas un donné, il est le résultat d’une opération subjective : un sujet perçoit, c’est-à-dire aussitôt juge, un phénomène, qui ne devient un fait que d’avoir été perçu et jugé selon les coordonnées de la situation du sujet percevant. Sauf à demander aux humains de n’être plus des humains, aux sujets cognitifs de n’être plus les sujets de leur cognition, l’exigence de neutralité en laquelle s’épuise trop souvent la critique média est une croisade absurde et vaine qui méconnaît les enjeux profonds de la production symbolique en régime capitaliste.
Cette observation liminaire nous fait déjà rencontrer le deuxième geste fécond du livre : tenir ensemble TOUTE la production symbolique : « Cinéma, télévision, disque, livre, radio, presse ou plateforme web, peu importe ; il faut les poser théoriquement comme résultant du déploiement du capitalisme dans la production symbolique ». Dans ce geste audacieux – que Magis n’est pas le premier à faire mais dans lequel il s’inscrit avec beaucoup de sagacité – les journalistes se retrouvent au côté des artistes, dans le même sac, par exemple, que les écrivains de littérature ou les réalisateurs de films. On suppose qu’ils prendront assez mal de se voir ainsi confondus, et que soit ainsi estompée la frontière entre la réalité et l’imaginaire. On se figure bien combien seront fâchés ces journalistes, qui tiennent dur comme fer à leur rapport avec la « réalité », qu’ils prétendent « décrire », tandis que les artistes la réinventent à leur guise, autorisés à toutes les refigurations, transfigurations ou défigurations.
L’empire des « idées-affects par défaut »
Pour les raisons que j’ai dites précédemment, cette frontière n’a pas autant de consistance qu’on pourrait le croire : le journaliste n’est pas moins subjectif que l’artiste, il en est souvent moins conscient que l’artiste, puisqu’en tant que journaliste il ne revendique pas cette subjectivité et prétend même la nier, ce qui rend ses opérations de découpe et de symbolisation beaucoup plus nocives, en ceci qu’elles s’ignorent elles-mêmes comme opérations cognitives subjectives. Or cette ignorance ouvre la voie à toutes les « idées-affects par défaut »3 que l’hégémonie a déposées en lui : le « pré-pensé », ce qui va sans dire, les axiomes implicites, toute la découpe du monde qui s’est imposée à nous à la longue, par répétition des mêmes pratiques de symbolisation, par forclusion systématique de toujours les mêmes impensés, les mêmes non-dits, les mêmes « infigurés »4. Quand le journaliste, tout à son illusion de neutralité, croit qu’il ne juge pas et qu’il se contente de percevoir des phénomènes s’offrant tout nus et tout bruts à ses sens, en réalité il est, comme n’importe lequel d’entre nous, déterminé, affecté, par l’ordre symbolique dominant.
Ces considérations ont l’air de s’éloigner du livre et de sa proposition d’une critique matérialiste des médias, mais en fait pas du tout : je mobilise ici les concepts élaborés par Frédéric Lordon et Sandra Lucbert, qui déploient ce que Lordon appelle lui-même un « matérialisme étendu », c’est-à-dire un matérialisme intégrant pleinement les déterminations affectives qui président à nos perceptions autant qu’à nos conduites. Ce matérialisme étendu se définit, je cite ici Lordon, comme « saisie de toutes les forces réelles, des toutes les forces agissantes, celles de la causalité matérielle, ça va sans dire, mais les autres tout autant (…) : des formations collectives imaginaires ou symboliques, par exemple »5. En un sens je prolonge le geste du livre, d’une critique matérialiste des médias, en y incorporant la question des affects et de leur configuration par l’ordre symbolique hégémonique, pour rendre raison de toutes les forces agissant dans la production symbolique, et pour rejoindre Christophe Magis dans l’idée que la production symbolique peut en effet être tenue pour un domaine unifié par delà son caractère composite, et notoirement configuré par l’ordre symbolique hégémonique, lequel est massivement déterminé par les contraintes capitalistes.
Les « marchandises » de la production symbolique
Ces contraintes capitalistes, comme le rappelle Magis, visent la poursuite de l’accumulation, et nécessitent l’extension toujours plus grande des marchés : c’est donc « la production des biens culturels qui a fini par devenir elle-même une branche de la production industrielle« . L’auteur s’appuie sur Adorno pour rappeler que les « productions de l’esprit dans le style de l’industrie culturelle ne sont plus AUSSI des marchandises mais le sont INTÉGRALEMENT ». Voici toute la production culturelle ramenée au statut de marchandise, et de marchandise intégrale, si l’on peut dire.
Ici, j’éprouve le besoin de prendre le temps de quelques petites nuances : il y a deux manières de comprendre la marchandise. Dans le sens courant, la marchandise correspond à tout ce qui s’échange sur un marché contre de la monnaie. Dans le sens marxiste, la définition de la marchandise intègre toujours, il me semble, la plus-value escomptée par le propriétaire capitaliste, qui ne produit et ne vend cette marchandise que dans le but de réaliser in fine cette plus-value : la production y est donc intégralement assujettie à la recherche de la plus-value. On peut vouloir persister à distinguer ces deux définitions. Si l’on observe le champ de la production des biens symboliques, on constate que les biens qui y circulent ne répondent pas tous à la définition marxienne de la marchandise : certes, l’industrie culturelle, tendanciellement monopoliste et capitaliste, ne conçoit les marchandises qu’elle met en circulation que relativement au profit qu’elle pourra en tirer globalement. Mais ce n’est pas le cas de tous les acteurs indépendants qui participent à la production des biens symboliques, qui ne s’inscrivent pas dans le projet capitaliste de l’accumulation par la plus-value, qui ne vendent leur marchandise qu’à prix coûtant (pour ainsi dire), et qui conçoivent leur marchandise et leur procès de production non selon les règles de la profitabilité monétaire, mais selon celles des valeurs qu’ils veulent promouvoir – profondeur, exigence, puissance analytique, puissance subversive, etc.
Ce « marché » indépendant existe déjà et ne demande qu’à être consolidé dans son indépendance vis-à-vis des contraintes capitalistes ; le modèle économique proposé en 2014 par Pierre Rimbert6, articulé à la cotisation, et mobilisant des circuits de diffusion non connectés à l’accumulation de valeur capitaliste, est à cet égard extrêmement prometteur et n’attend que d’être mis en oeuvre par des acteurs politiques soucieux rompre avec l’ordre capitaliste.
Impuissance politique des marges ?
Ces acteurs indépendants, qui se déploient en marge de l’industrie capitaliste, l’ouvrage de Magis a tendance à les ramener au rôle de « vivier » où les industries capitalistes puiseront leurs vedettes de demain. Ces marges fonctionneraient comme des sortes de pépinières où peuvent croître les talents, les formes et les contenus symboliques, que les producteurs indépendants auront réussi à faire valoir en prenant tous les risques, tandis que les spéculateurs capitalistes ramasseront la mise en déployant à grande échelle et avec moult profits ces marchandises issues du secteur indépendant. En n’y voyant que « vivier » ou « pépinière », il me semble que l’analyse minore un peu abusivement le rôle politique joué par ces producteurs indépendants.
Il ne faut certes pas s’illusionner sur l’importance des contenus que nous diffusons – Magis signale avec force l’indifférence quasi-complète du capitalisme eu égard aux contenus qu’il met en circulation pour en tirer profit : peu lui importe ce qu’on raconte du moment qu’il peut prélever sa rente. Pas d’illusion, donc. Un constat cependant : les efforts de censure produits par diverses autorités, censure relative à certains contenus particuliers, sont assez puissants pour signaler que le système n’est pas complètement indifférent aux contenus qui circulent en son sein, et que certains contenus lui sont plus inquiétants, plus menaçants que d’autres, et en tout cas nettement moins assimilables. On peut faire ici un petit rappel, un peu taquin, des mots par lesquels j’ai commencé mon intervention en dénonçant la censure dont sont victimes certaines organisations politiques, et en particulier le mouvement décolonial, en l’occurrence en la personne d’Houria Bouteldja, interdite de conférence à Paris-Dauphine comme à la Bourse du travail. Paris-Dauphine n’est certes pas – pas encore complètement – une industrie capitaliste ; c’est néanmoins une institution qui fait autorité dans l’ordre symbolique contemporain, et qui participe donc, à sa mesure, à l’hégémonie capitaliste-impérialiste – j’ajoute à dessein cette qualification d’impérialiste, nécessaire pour comprendre la séquence qui m’intéresse.
L’impérialisme, infiguré de l’ordre symbolique dominant
En effet, si l’industrie capitaliste peut accueillir à l’occasion des biens culturels mettant en cause ses règles économiques stricto sensu, elle semble un peu plus à la peine s’agissant d’accueillir des productions symboliques mettant en cause les principes par lesquels le capitalisme se réalise à l’échelle planétaire, depuis le monde occidental vers le Sud global qu’il tient sous sa coupe par l’édification constante d’un racisme structurel, principes sur quoi reposent ce qu’on appelle l’impérialisme, et dont le sionisme peut être tenu, historiquement, pour une variante locale.
Mon hypothèse est que le rôle joué par les acteurs indépendants dans la symbolisation de ces deux phénomènes – impérialisme et sionisme – est essentiel. Prenons l’exemple de ce à quoi nous venons d’assister depuis plus de dix-huit mois à Gaza : quelle connaissance aurions-nous eu du génocide en cours sans les acteurs indépendants qui opèrent aux marges de la production symbolique capitaliste ? Les informations qui nous sont parvenues chaque jour ont certes transité par les tuyaux de l’industrie capitalistes ; c’est sur Twitter, Instagram, Facebook, que nous avons vu arriver les images insoutenables du massacre. Mais c’est dans les médias indépendants que ces images ont été analysées, que s’est organisée la lutte et que s’est édifiée la critique de ce massacre qui a pu être dénoncé pour ce qu’il était : un crime de masse dont la dimension génocidaire n’est désormais plus à démontrer. Cette circulation symbolique dans les tuyaux et les marges de l’industrie capitaliste, que le système médiatique institutionnel a refusé de relayer, a pourtant débouché sur un déplacement au cœur de l’ordre symbolique lui-même : des énonciateurs autorisés, admis dans les sphères de la légitimité institutionnelle, ont fini par reconnaître que ce qui se passait était intolérable et qu’il fallait y mettre fin7, prélude à une action politique qu’on attend certes toujours, mais qui n’est envisageable qu’à la condition d’avoir été préparée dans l’ordre symbolique. En la matière, la transformation de l’ordre symbolique n’est pas une condition suffisante ; mais c’est une condition nécessaire.
Les acteurs indépendants de la production symbolique ont ainsi permis de décrire et nommer en temps réel des éléments de la réalité que le pouvoir prétendait nous interdire de symboliser (ou qu’il symbolisait de manière atrocement fallacieuse, sous les termes de « dégâts collatéraux d’une riposte légitime et mesurée »). Ces acteurs indépendants ont joué dans cette affaire un rôle politique, peut-être marginal, mais réel, et non assimilable au système : la censure persistante, ici-même, du mouvement décolonial, qui a joué dans cette séquence un rôle décisif, signale bien que la symbolisation du monde qu’il propose n’est pas soluble dans le projet capitaliste-impérialiste, notamment parce qu’il en effondre le soubassement raciste.
De l’ordre symbolique comme champ de bataille
Voici donc en quoi j’objecte à la proposition analytique du livre de Christophe Magis : en se situant exclusivement du point de vue de la production capitaliste, qui semble avoir vocation à tout avaler, tout convertir en marchandise sous l’empire de la recherche de la plus-value, l’auteur tend à minorer l’agentivité des acteurs de la production symbolique et leur pouvoir de transformation de l’ordre symbolique, transformation dans un sens qui ne soit pas favorable aux logiques capitalistes-impérialistes. En ne présentant les marges de l’industrie des biens culturels que comme les viviers du capitalisme de demain, le livre sous-estime la nature profondément conflictuelle du champ de la production symbolique, qui n’est pas seulement engendré par le capitalisme mais aussi par l’élan démocratique, qui lui dispute inlassablement la souveraineté sur les biens culturels. C’est un champ de bataille, violemment antagoniste, dont l’issue n’est pas écrite, et qui l’est d’autant moins, déjà écrite, que les acteurs sont conscients de la marge de manoeuvre dont ils disposent, marge qu’il ne faudrait pas trop se hâter de nier dans une pente abusivement nihiliste.
Ainsi, lorsque l’auteur en vient à faire l’hypothèse que la ressource symbolique est menacée d’extinction, du fait de la prédation constante à laquelle se livre le capitalisme, je me demande s’il nest pas colonisé lui-même par la vision capitaliste, qui voit dans la production humaine une « ressource », sujette à épuisement, et non une activité anthropologiquement déterminée et donc infiniment recommencée. Les humains n’ont évidemment pas attendu le capitalisme pour se consacrer à des activités de symbolisation ; c’est vieux au moins comme Sapiens et les peintures rupestres, et c’est promis à durer très au delà de la fin du capitalisme – si on arrive à en sortir avant qu’il n’ait notre peau. Cette puissance symbolisatrice, ce n’est pas une « ressource », c’est un invariant anthropologique, une inépuisable pulsion de symbolisation, par laquelle notre civilisation a donné forme à la structure capitaliste-impérialiste, et par laquelle elle pourra tout aussi bien la défaire.
Judith BERNARD
(photo d’illustration Viktor HESSE)
Pour aller plus loin :
- Entretien avec Frédéric Lordon et Sandra Lucbert sur leur livre Pulsion : Pulsion.
- Entretien avec Sandra Lucbert sur son livre Défaire voir : La littérature armée.
- Entretien avec Frédéric Lordon sur les dynamiques affectives actuelles et la reconfiguration de l’ordre symbolique : Du rififi dans l’ordre symbolique
- L’université Paris-Dauphine, où s’est tenue l’édition parisienne des rencontres Historical Materialism, a en effet refusé d’accueillir les interventions des représentants des Soulèvements de la Terre et d’Action antifasciste Paris-Banlieue, ainsi que Houria Bouteldja. Voir : https://www.historicalmaterialism.org/statement-by-the-editorial-board-of-historical-materialism/ ↩︎
- Voir l’entretien que nous lui avons consacré sur Hors-Série : https://www.hors-serie.net/emissions/pour-une-critique-materialiste-des-medias/ ↩︎
- Cf Sandra Lucbert, Défaire voir, Amsterdam, 2023, p. 25 ↩︎
- idem, p.20 ↩︎
- Frédéric Lordon, « La fierté communiste – ou la possibilité de la nation internationaliste« , intervention prononcée lors de la soirée « 2005, Unir le peuple, du non au référendum et des émeutes / 2025, Faire bloc », Relais Pantin, 4 juin 2025. ↩︎
- https://www.monde-diplomatique.fr/2014/12/RIMBERT/51030 ↩︎
- Voir à ce sujet notre émission avec Frédéric Lordon, Du rififi dans l’ordre symbolique ↩︎
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