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Du rififi dans l’ordre symbolique

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Maintenant, on sait : ce qu’on aurait fait si on avait été témoin d’un génocide, qui plus est d’un génocide que notre propre gouvernement aurait soutenu et en partie armé. Ce qu’on aurait fait ? Ce qu’on vient de faire pendant les dix-huit derniers mois.
Bien sûr, on a fait ce qu’on pouvait – dans la société qui est la nôtre, c’est-à-dire dans son ordre symbolique propre. Un ordre symbolique, ça hiérarchise les valeurs, ça donne des autorisations pour les dire, et ça ne les donne pas également à tous : si vous n’êtes rien ni personne dans l’ordre de la grandeur sociale, vous pouvez crier, manifester, dénoncer, appeler un chat un chat et un génocide un génocide, vous ne serez pas entendu, ou bien vous passerez pour criminel ou fou. Mais un ordre symbolique, ça évolue ; c’est le propre des sociétés humaines : elles se donnent des cadres normatifs, qu’elles présentent comme immuables, mais qu’elles refaçonnent sans cesse, au gré des dynamiques affectives qui les travaillent, dynamiques antagonistes qui se confrontent pour tenter d’obtenir l’ascendant sur leurs rivales, toutes en quête du Graal de la logique passionnelle : l’hégémonie.
On aura reconnu les termes de la philosophie spinoziste telle que Frédéric Lordon la travaille, pour rendre raison de ce qui nous arrive. Or ce qui vient de nous arriver est particulièrement intéressant à cet égard : dans notre ordre symbolique, il y a eu un bougé. Un léger bougé, qui ne sauve pas les Palestiniens du massacre toujours en cours, mais qui reconfigure le périmètre de ce qui est dicible (c’est-à-dire audible, admis par la majorité), un bougé qui restaure des valeurs que nous peinions à imposer (une vie vaut une vie), et remet en discussion ce qui allait sans dire : l’axiome sioniste, par exemple, ne peut plus cadrer le débat sans être formulé, voire interrogé, et dans le meilleur des cas dénoncé comme persistance du paradigme colonial le plus funeste. Il aura fallu qu’un seuil critique soit franchi, que quelques véridicteurs bien placés se déplacent légèrement, et la mimétique passionnelle des gardiens de l’ordre fait le reste.
Tout reste à faire, bien sûr, car dans le monde réel les effets d’inertie pèsent mille tonnes, mais la leçon, toujours la même, est décisive ; la plasticité de l’ordre social est bien réelle, elle donne prise à la politique, laquelle est affaire de dynamiques affectives collectives qu’il s’agit d’orienter dans le sens du meilleur. C’est la grande affaire de la gauche radicale dans son dialogue avec la pensée décoloniale, et l’objet d’un débat qui se forme autour des conditions de formation d’un bloc contre-hégémonique capable de nous arracher à la catastrophe.
Il y faut l’alliance des prolétaires blancs et des indigènes, laquelle ne peut s’édifier que sur des affects communs, qui sont donc à détecter et à cultiver. Quels affects ? C’est toute la question. Les affects de colère et de haine y sont puissants, et jusqu’alors méthodiquement cultivés par l’extrême droite et l’extrême centre à des fins qui ne sont pas les nôtres ; quelle offre peut-on leur faire, à ces dynamiques affectives ? Quelle proposition pulsionnelle formuler qui soit à la hauteur des intensités promises par les expériences de la violence et de la guerre ? Quelle communauté édifier, quelle appartenance valoriser, qui permette de faire converger les rêves, les désirs, et toute l’énergie politique de ceux que l’ordre capitaliste impérialiste maltraite et persécute, et qui sont les seuls à pouvoir nous en sauver ? Il ne suffit pas d’un entretien pour en répondre ; mais disons qu’avec Frédéric Lordon, on y travaille comme on peut. En cette matière aussi, on fait toujours ce qu’on peut.
Judith BERNARD
17 réponses à “Du rififi dans l’ordre symbolique”
Bonjour
Merci à votre équipe et à Frédéric Lordon de nous offrir, une fois de plus, des pistes pour penser le monde.
Vous faites, tous, un travail primordial.
Je n’ai pas vu le temps passer tant ce moment était dense.
Merci encoreMerci pour cette conversation absolument passionnante. Après l’émission avec Déborah V. Brousteau et celle avec Mathias Delori que j’ai découverte dans la foulée se dessine ici un paysage riche et, je crois, particulièrement lucide des affects contemporains. Ca fait du bien d’entendre de telles analyses. Au sujet de Tardes de Soledad, je me permets de renvoyer à une critique que j’avais écrite à sa sortie. Dans le documentaire, le péril que court le torero m’a semblé largement « gonflé » par le premier intéressé et la cuadrila. Précisément, comme l’indique très bien Frédéric Lordon, parce que tout ça n’est qu’affaire de regard, de rétribution et de prestige : https://blogs.mediapart.fr/maud-assila/blog/280425/tardes-de-soledad-les-toreros-ou-la-mise-mort-dun-mythe
Mille mercis à vous deux. Malgré la pensée complexe de Frédéric, ou peut-être grâce à elle, cette conversation fut d’une richesse rare — une invitation à méditer, à questionner, à ouvrir encore mille portes. Et en se questionnant, on entrevoit l’action possible. Quand la parole devient agissante, elle ne se contente pas de nommer : elle transforme. Croire, savoir, connaître… ou comment passer du vertige des idées à l’élan du réel.
Je voudrais simplement faire remarquer que la veille du 07 mai, Bezalel Smotrich déclare : « Gaza sera détruite ».
Il lâche litteralement le morceau et rend de ce fait impossible la poursuite du discours qui consistait jusque là à dire « l’intention génocidaire est inexistante ».Merci pour cette excellente émission.
@Monia Halioui : il faut néanmoins rappeler que dès le 9 octobre 2023, l’intention génocidaire est pratiquement explicite dans les propos des autorités israëliennes : “Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas de nourriture. Pas d’eau. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.” ; “Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était. Il n’y aura plus de Hamas. Nous éliminerons tout.” ; “C’est toute une nation qui est responsable. Je ne crois pas à la rhétorique des civils innocents. Nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale.” Tous ces propos datent de l’automne 2023 ; et ne seront vraiment compris qu’au printemps 2025.
Dommage que la troisième partie soit si réduite (à partir du 1h35mn) .Le sujet de la construction d’un contre-hégémonie à base pulsionnelle paraissait intéressant, il n’est qu’effleuré.
A vrai dire, je n’ai pas bien compris ce que venait faire dans cette entrevue le développement sur les pulsions guerrières, le film sur la tauromachie et le grimpeur de falaises. Sauf à démontrer que l’approche spinozo-lordonnienne autour des affects est une nouvelle fois efficace dans l’approche des sociétés humaines (cela est dit sans ironie aucune).
La première partie (jusqu’à 57 mn) a , quant à elle, satisfait ma curiosité : elle correspond au titre de l’émission « du rififi dans l’ordre symbolique » et nous montre que cet ordre peut être bougé. On y voit comment les journalistes (sens 2) protègent l’hégémonie (ce sont ses « gardiens de porte » ,je vois dans ce terme une analogie avec les chérubins de la Genèse chargé de garder l’arbre de vie). J’ai aussi apprécié le commentaire de Lordon qui dit que ne pas travailler ses sujets, c’est laisser parler l’hégémonie.Pour une fois, votre amitié et votre complicité intellectuelle avec Lordon vous ont joué des tours : embarqué dans une conversation brillante, vous avez oublié l’heure et vous avez négligé la dernière partie. Il ne vous reste plus qu’à inviter FL de nouveau et pourquoi ne pas l’interroger sur la réception de « Pulsion » par les marxistes « purs » qui analysent le monde en termes de pur rapport de classe à la différence de FL et de Houria Bouteldja qui y ajoutent les récits individuels,collectifs et pulsionnels. Un bon moyen pour reboucler sur la 3ème partie (trop courte) de cet entretien.
Émission lumineuse merci pour toutes ces analyses très pointues qui éclairent avec force des intuitions éparses et des questions sans réponses qui me tiraillaient dans cette période désespérante.
En désaccord avec Frédéric Lordon sur ses pudeurs dans le choix des mots et des thèmes identitaires comme quoi un esprit si aiguisé peut manquer de … flair (un concept qui va faire bouillir les bricoleurs marxistes)
Evidemment que la réappropriation des fétiches républicains patriotiques par les noirs et les arabes décoloniaux ferait un « contre uno » très efficace je ne vois pas problème? En tant qu’afrodescendant encore moins.
Pourquoi ne veut il pas de ce qui serait un puissant « dôme de fer » en terme de contre-propagande ?
Je n’ai pas fini l’émission va t il me convaincre ?Belle émission , comme toujours avec Judith et FL , celui-ci a , hélas, un manque dans la compréhension de la médecine actuelle.
Son analyse de phénomène COVID reste marqué par les médias dominants . Cela a été un plaisir d’entendre parler enfin de sionisme, ce qu’Arrêt sur Images a fait d’une manière peu éthique. Vous avez été très gentils avec ce que l’on appelle « journaliste » de nos jours: ce sont au mieux des perroquets mais ils sont pour la plupart des « prestitués » surtout quand on parle de la Palestine.Une analyse de la Russophobie mériterait une émission! Elle dure depuis 1000ans selon certain…Et les trotskistes sont à la ramasse dans ce domaine.En tous cas la situation se tend dans tous les domaines et les espaces de dialogue périclitent à vue d’oeil…
Non non, c’était pas trop long. Merci. A chaque fois que je vous écouter, j’ai l’impression de me coucher moins bête.
J’ai bien aimé et tout d’un coup j’ai eu froid dans le dos. Toute cette réflexion séduisante sur les affects, couronnée par une affirmation joyeuse: la modernité c’est l’individualisme, n’est-ce pas la base même de la logique capitaliste qu’il faudrait combattre? De son parfait fonctionnement centré sur l’individu réactif au positif-négatif à court terme, de l’humanité vue comme la résultante d’un tas d’individualités?
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« Écoutez !
Puisqu’on allume les étoiles,
c’est qu’elles sont à
quelqu’un nécessaires*********
Et, forçant la bourrasque à midi des poussières,
il fonce jusqu’à Dieu,*******
c’est qu’il est indispensable,
que tous les soirs
au-dessus des toits
se mette à luire seule au moins
une étoile »
*
Vladimir MaïakovskiSalut la belle équipe!
Passionnant … mais un gros mais affleure déjà en direct d’une région ayant fait du rugby et de la tauromachie ses deux mammelles. Si on oblitère le fait que ces deux pratiques se jouent dans une communauté « d’ âmes » entre ceux qui sont sur le terrain et dans l’arène, et les aficionados qui se trouvent dans les tribunes, en dehors ( commerçants , familles…), on passe c’est certain à côté de ce que je nomme pour ma part la « pulsation raciale », à savoir, cette basse continue, qui tout en relevant du régime pulsionnel ( fatalement exprimé dans l’éclat de l’événement) se présente comme une immuabilité bonhomme et quotidienne, y compris dans sa violence laquelle peut revetir toute une carte du tendre.
.De quoi « longuement » ? C’était trop court ! Merci d’en refaire d’autres, sans limites !
Très intéressant de voir comment votre amitié et votre longue relation à toustes les deux au final permet une conversation profonde et intense. Comme on aime.
Je suis bien d’acc avec Lordon qu’il me semble que s’approprier le mot d’ordre de la patrie au jour d’aujourd’hui pourrait malheureusement renforcer les fascistes. Il pourrait s’enorgueillir d’avoir ce mot d’ordre depuis plus longtemps ou de pointer que l’on se rallie à eux et qu’ainsi « ils ont raison »… Dans la perspective léniniste, Lénine revient en force j’adore, j’ai l’impression que la proposition de nouveaux mots d’ordre doit être percutante, « innovante » et coller à l’époque. Ce n’est pas encore ça mais j’apprécie que toute la gauche s’active à chercher autour de quoi se passionner, enfin. Merci Houria Bouteldja.
Par contre il est vrai que même si on arrive à se passionner ensemble et à atteindre la « révolution » il reste la question de qu’est-ce qu’on met après et pour l’instant une grosse partie des mouvements ont buté sur cette deuxième partie, voire l’ont payé très cher. Si ce n’est le Chiapas ou les kurdes ?
Bonjour Judith Bernard
Bonjour Frédéric LordonJ’ai adoré l’émission. Moi ce que je comprends c’est est-ce qu’on va pouvoir upgradé notre condition humaine… Notre mix d’animalité et d’intelligence à 360°… plutôt perverse à mon sens. Judith est prête à mourir pour son fils, Frédéric, c’est pas son truc la mort, mais à son insu il peut se faire emporter vers un combat dont il n’a pas envie d’avoir le courage car il aime la vie.
J’ai l’impression d’un film de Jean Eustache quand je vous écoute… que je vous aime… Je revois aussi Melville, je me dis que ce temps là est devant nous parce que c’est le prix de la liberté. J’espère avoir le courage.
Il faudrait supprimer l’héritage autant d’argent, que de charge. Supprimer les écarts de salaires qui dépassent 10 fois le plus bas. Légaliser les drogues, autoriser la prostitution. Aimer nos fous.
Il faut être radical, mais il faut un contre pouvoir puissant face à l’état planificateur pour le bien commun que j’attends. Il faut que nos dirigeants soient exemplaires dans le cadre des lois fixées par nous le peuple. Et punir très fortement les contrevenants.
Sur le nucléaire, je ne suis pas en phase avec la LFI. Je pense qu’il faut de la R&D pour améliorer cette source d’énergie.
Sur la peine de mort, il faut avoir ce courage car l’enfermement à vie est bien plus cruel. Comme le cul de basse fosse où les prisonniers s’achevaient entre eux…
Je n’ai pas votre vocabulaire, votre maitrise des concepts…je partage juste votre recherche d’une voie pacifique sur le long terme pour le genre humain.
Et je vous aime 🙂Merci. On peut quand même se demander pourquoi Lucbert et Lordon persistent à lâcher leurs quolibets sur le marxisme « couteau suisse » (pulsion de rabaissement de l’autre pour s’identifier en tant que groupe ?). En effet, je ne vois pas ce que la dialectique marxiste a de contradictoire avec leur proposition de pulsion: bien évidemment que la lutte des classes est déterminée, surdéterminée même, par un ordre pulsionnel – qui est lui-même surdéterminé par toutes les strates de socialisation.
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