S’il y a une chose de parfaitement lisible dans le dernier film d’Ari Aster, Eddington, c’est son ambition, confinant au grotesque, à vouloir ramasser tous les symptômes du dérèglement politique de l’époque dans la seule enceinte de son décor. Mais dans quel but ? Celui d’offrir une synthèse satirique de la catastrophe contemporaine ou bien plutôt de vouloir en retracer le chaos sous le seul regard angoissé de son auteur, dont les œuvres précédentes indiquent qu’il est bien moins politique que mental ? Car c’est un peu la question qu’on se pose devant le film, premier du genre à vouloir raconter frontalement ce qu’est l’Amérique MAGA : Ari Aster est-il vraiment à la bonne place pour un tel projet ?
Un jeu de massacre politique
Eddington est une petite ville fictive du Nouveau-Mexique où un shérif (Joaquin Phoenix) s’oppose aux règles sanitaires imposées par le maire liberal (Pedro Pascal) pendant la pandémie du Covid 19. Sur cette base de western contemporain confrontant deux personnalités et deux camps politiques, Aster lie une sauce épaisse où s’agglomèrent tous les ingrédients des récentes batailles culturelles américaines : culture anti-establishment, conspirationnisme, mouvement Black Lives Matter, culpabilité blanche, crise de la masculinité post-Metoo. Ne manque à l’appel que la guérilla liberticide contre le mouvement pro-palestinien, mais c’était certainement trop demander pour un film écrit dès 2021 et censé se dérouler à la fin mai 2020. Si Eddington avait pu être à l’heure pour ce dernier rodéo idéologique, nul doute qu’il l’aurait embrassé, jusqu’à l’étouffer de son étreinte satirique. Car dans son désir affirmé de vouloir cocher toutes les cases de la crise politique d’une époque, Aster se place dans une position de surplomb qu’on peut juger, au choix, déplaisante ou bien justifiée par la glissade apocalyptique de l’histoire.

Pour certains, qui se sont fait entendre dès la projection du film pendant le dernier festival de Cannes, Aster appuierait ainsi lourdement le trait caustique, jusqu’à la caricature, dès lors qu’il s’attarde sur la jeunesse progressiste. Dans son goût pour la farce mordante, il fait ainsi de ses jeunes personnages « woke » une collection d’ados éberlués répétant mots clés et idées toutes faites entendues sur les réseaux sociaux, dans l’espoir d’imiter un geste radical de contrition blanche quand bien même, est-il souligné à un moment, les violences policières seraient absentes de la bourgade, autant que les manifestations racistes. De quoi laisser indifférent le personnage afro-américain de la ville, qui s’avère, en plus, être du côté de l’ordre (c’est un policier), intéressé par sa seule réussite sociale (devenir officier) tout en restant le seul de sa condition raciale. Si seul, d’ailleurs, que le film laisse entendre, par la voix du shérif, que des figurants ont été engagés pour jouer d’introuvables habitants afro-américains dans la vidéo de campagne du maire. Autrement dit, les problématiques défendues par les jeunes libéraux seraient littéralement importées de l’extérieur et mises en scène, faute de s’appuyer sur une quelconque réalité dans la ville d’Eddington. « I don’t understand what the fuck you’re saying » fait dire ainsi Aster à un personnage de père dont le fils vient de réciter l’évangile de la culpabilité occidentale pendant le dîner familial. Petit moment de comédie qui dit bien le regard de son auteur : tout ce fatras progressiste est une mauvaise leçon apprise par cœur et qui n’appelle que le ridicule.

Il y a, dans cette manière satirique de scruter les rhétoriques identitaires libérales un point de vue finalement assez proche des réactions de stand-uppeurs et de libertariens contre des discours accusés d’atteinte à leur liberté d’expression. « Il faut que les progressistes apprennent à gérer leur côté rabat-joie » fait ainsi remarquer l’humoriste Marc Maron dans son dernier spectacle, avant d’ajouter « vous vous rendez compte qu’on agace l’Américain moyen jusqu’à le rendre fasciste ? ». Si Ari Aster semble souscrire à ce point de vue, en faisant de ses jeunes libéraux d’insupportables aboyeurs de leçons de morale, il faut aussi reconnaître l’équanimité du film dans son traitement féroce de tous les personnages. Car, à l’autre bout du spectre, représenté par le shérif et son entourage dysfonctionnel (une femme dépressive et qui ne l’aime pas, prête à s’enfoncer dans une dérive sectaire à la Qanon, une belle-mère adepte des théories du complot, un adjoint frissonnant de pulsions racistes souterraines), la bêtise le dispute aux fantasmes, le tout sous le règne de l’incompétence. Si bien que c’est un monde entièrement malade que filme Ari Aster, une Amérique aux mythologies fondatrices nécrosées par l’époque et dont la cure, dans cette fable dessinée au charbon de l’ironie, ne peut être qu’un autre moment de la maladie.
La déréalisation du monde
Un partout, la balle au centre, donc. Mais quel centre exactement ? Pour les défenseurs du film, rompus à l’œuvre du réalisateur, inutile d’aller chercher trace d’un positionnement politique dans ce vandalisme angoissé et sarcastique des valeurs américaines. Aster, qui se déclare de gauche, a moins l’œil analytique d’un militant que la main d’un auteur, sinuant obsessionnellement dans le labyrinthe de ses névroses. Soit un gros tas d’angoisses existentielles qui mêle le deuil et la culpabilité, le désir d’émancipation de figure féminines dévoratrices en même temps que celui de l’abandon en leur sein. Le tout finit par dessiner un motif récurrent : celui d’un visage enfin libre, mais dont la liberté est celle qu’on ressent quand les douleurs s’éteignent, ne laissant derrière elles que la sédation du néant. Plus de corps, plus de moi, plus de conscience, ou à peine : ne reste qu’un individu enfin brisé, rendu à la merci des traditions et des rituels, bercé dans le ventre maternel du gros animal social. C’était une image dans son premier film, Herédité. Et l’épiphanie du suivant, Midsommar. Dans le troisième, Beau is afraid, Aster filme l’aventure du moi contemporain comme une odyssée souffreteuse qui ne peut s’achever que par son suicide sous le regard unifié de la masse. Au fond, il n’a aucun intérêt pour la société qui n’est qu’une massue enfoncée dans le ventre de l’individu occidental jusqu’à lui faire dégueuler tous ses désirs et toutes ses angoisses, jusqu’ici scellées sous le sceau toxique de la famille.

Aussi, on ne cherchera pas, dans Eddington, la société américaine que pourrait décrire un sociologue ou un journaliste. Elle n’existe pas, liquidée sous la forme d’une rumeur, un simple arrière-fond peint dans ce petit théâtre truculent, épinglé de figures archétypales sans métier mais affublées de fonctions, qui dessinent une scène folklorique avec ses gendarmes, ses autorités publiques, ses braves habitants, son fou, ses bandits et ses enfants tour à tour rieurs et indignés. Guignol, lui, a disparu, car dans ce jeu de massacre intégral, aucune place ne subsiste pour un personnage qui pourrait adresser au spectateur le clin d’œil rassurant de celui qui ne s’en laisse pas conter. Chez Aster, tout le monde est aliéné. Et, si tout le monde est aliéné, alors le monde n’a pas d’autre réalité que cette aliénation.
De là, donc, l’idée chez ses défenseurs que le film ne prétend pas à la satire du monde contemporain, et pour une double raison : parce que le monde en a déjà pris la forme avec ses clowns à la Maison-Blanche et ses psychotiques dans les isoloirs, et parce que le réel n’a désormais plus de valeur opérante, vidé dans les égoûts du XXème siècle. Dans une interview, Aster a pu ainsi déclarer avoir réalisé « un western teinté de réalisme moderne, c’est-à-dire que tous les personnages vivent dans internet ». Et donc, pour le réalisateur, le réel contemporain équivaut au flux d’images diffusé sur nos écrans personnels, ouvrant le robinet des fantasmes de chacun. Une conception dont le parfum d’hyperréalité baudrillardienne n’est pas exactement sorti du dernier salon des idées, puisqu’elle travaille l’imaginaire depuis une cinquantaine d’années (Pynchon en faisait le récit dans son roman Vineland, situé pendant l’ère reaganienne, où se fomentait déjà la vision populiste de droite avec les jeunes paléo-conservateurs qui ont fini par croiser le destin de Trump) et dont Matrix avait fixé la traduction cinématographique il y a maintenant plus de 25 ans. Bien sûr, une idée n’est pas fausse d’être datée. Mais elle court le risque de tomber dans un cliché. Et la liquidation du réel en est désormais un, offrant une grille analytique commode dès qu’on se penche sur la période ouverte par le premier mandat Trump : l’Amérique, toujours en avance sur les autres démocraties libérales, serait désormais un cirque où chaque spectacle plongerait les individus dans une hypnose indifférente aux faits, incapables de faire le partage entre le vrai et le faux. Une lecture qu’on peut qualifier doublement de post-idéologique. D’abord parce qu’elle reprend celle de la fin des grands récits mobilisateurs au profit d’un monde de signes baudrillardiens avec lesquels les individus se confectionnent une tenue existentielle. C’est ici la première approche du film, celle que tend lui-même à donner son réalisateur, à travers ses interviews et qui explique la nature pittoresque de tous ses personnages.
Une vision post-idéologique située
Mais il en existe une autre, plus révélatrice des vues politiques d’Aster, et qui se découvre à travers le mobile qui parcourt toutes les actions de ses personnages. Ce mobile est un affect, celui d’humiliation. Jeunes, vieux, hommes ou femmes, wokes ou conservateurs, tous semblent devoir en souffrir. Rien de nouveau, à vrai dire, dans le cinéma d’Aster qui est un grand portraitiste de ce sentiment. Cela donne lieu à ses plus belles scènes (le shérif giflé par le maire) et ses plus beaux plans (un jeune homme dépité de voir son meilleur ami séduire la fille qui l’intéressait). Chez le cinéaste, l’humiliation est un signe double : à la fois conséquence d’un désamour familial et empreinte d’une grâce inversée, où le regard de Dieu s’est détourné du personnage (Beau is afraid, encore). Elle opère à la fois sur les plan psychanalytique et métaphysique. Dans Eddington, en étant le seul sentiment authentiquement vécu dans un univers vidé de réalité et rempli de fantasmes, l’humiliation devient l’opérateur politique ultime. Celui qui explique toutes les actions et les comportements de ses personnages, derrière des paravents idéologiques tous indifféremment échangeables sur le marché des opinions.
Ce deuxième clou post-idéologique dans le cercueil de la politique ne vient pas de nulle part. C’est, très exactement, la vision des démocrates libéraux expliquant les succès inattendus de Trump par le ressentiment de ses électeurs. Une vue partiellement vraie (l’humiliation est l’affect contemporain par excellence) mais donc partiellement fausse (« humiliation par quoi ? » est la question que les dirigeants démocrates n’ont pas voulu poser), qu’ils n’hésitent donc pas à mobiliser pour n’avoir pas à regarder leurs propres défaillances politiques. La thèse post-idéologique a été comprise de deux façons par les libéraux. La première, dans les années 90, était celle de la fin de l’histoire qui remettait la politique entre les mains du gouvernement de la raison, simple mécanisme d’ajustement pragmatique des décisions en fonction de l’état des savoirs. Évidemment trouée de vices de raisonnement, vite ruinée par les faits et la polarisation croissante des opinions, la thèse a été alors réinterprétée par les adeptes du cercle de la raison dans un sens inversé : puisque le peuple ne désirait pas naturellement une administration rationnelle, c’est que le monde était aliéné, imperméable aux faits, ce qui expliquerait le succès de politiques populistes, extrémistes et démentes. C’est exactement ce que soutient la fable noire d’Eddington, quand bien même elle toucherait autant aux vues progressistes qu’à celles du mouvement MAGA. Sa critique généreusement élargie à tous les camps politiques n’est d’ailleurs qu’un faux-semblant : comme le montre la trajectoire de l’adolescent woke devenu héros trumpiste, le vide idéologique qui est ici désigné comme un réel évidé par les médias et une explosion d’irrationalité, ne peut que profiter aux politiques populistes. Aster pense ainsi regarder la bêtise de son temps alors qu’il ne filme que sa panique libérale face à une société politique plus complexe qu’il ne la voit. Plus complexe, en tout cas, qu’un simple agrégat de cerveaux déréglés mus par des désirs de reconnaissance sociale sous les ordres d’internet. Car pour arriver à cette réduction-là, il faut préalablement vider la société qu’on filme de tout rapport au réel : le travail et les conditions de vie, le partage des tâches et des revenus, les dettes et l’épargne, toutes choses intimes mais reliées aux politiques de désindustrialisation, de coupes budgétaires dans les dépenses fédérales, d’éducation et de santé publiques, insatisfaisantes pour le cinéma métaphysique d’Aster, mais qui ordonnent, tout de même, la relation des individus à la politique. Aster, par ses obsessions d’auteur, organise ainsi les conditions de sa lecture très biaisée de l’Amérique MAGA.
Les symptômes de son propre aveuglement politique
Le film finit ainsi par avouer son aveuglement politique à deux reprises. La première est le plan final sur l’immense Data Center finalement construit en bordure de la petite ville. Objet d’un débat public escamoté au cours du film, opposant écologistes et libéraux en attente d’une manne financière, l’édifice finit par briller de mille feux dans la nuit noire du Nouveau-Mexique, signant un codicille moraliste dans cette fable cynique. Les hommes se sont battus, entre-tués, mais ne reste à la fin que l’irrépressible développement du capitalisme technologique. Sauf que, filmé comme le monolithe noir de 2001 l’Odyssée de l’espace, le bâtiment n’est jamais vraiment montré comme la pièce d’un enjeu politique (pour cela, mieux vaut revoir le très beau Promised Land de Gus Van Sant, autrement plus complexe sur la dialectique entre représentation et réel) mais comme une figure abstraite de la fatalité. Il est, là encore, un pur objet métaphysique, débarrassé de toute incarnation humaine, divinité posant sa malédiction sur la terre des hommes.
Cette lecture déréalisante de la société politique se manifeste de manière encore plus problématique quand le film met en scène un énigmatique groupe terroriste venu mettre à feu et à sang la ville d’Eddington, en arborant des signes antifa. Aster se permet ainsi de filmer ces figures de gauche comme un groupuscule violent aux allures neo-fascistes, au risque de reconduire les fantasmes initiés par Trump et son procureur général William Barr en juin 2020 au moment des protestations contre la mort de George Floyd. Sans jamais offrir les indices concrets d’une autre possibilité (des suprémacistes déguisés en antifa), il pense cependant se protéger d’une lecture aussi littérale en laissant flotter la signification réelle de ces antagonistes surgis magiquement dans le film. La première scène qui les représente est un plan sur leur avion découpé sur le disque rond d’un soleil aveuglant, après que le shérif a prononcé un plaidoyer en faveur de l’auto-défense armée. Manière de laisser entendre qu’ils ne seraient que la réponse à un appel fantasmatique de ce neo-trumpiste en mal d’héroïsation mythologique. L’interprétation reste cependant largement indulgente, tant le film ne manifeste jamais solidement que nous avons basculé dans le point de vue imaginaire du shérif. En maintenant ses ambiguïtés, Ari Aster se refuse ainsi à sortir du terrain confortable où il place sa lecture politique de la société américaine, renvoyant ses spectateurs à leurs propres biais interprétatifs, pour mieux maintenir sa fiction personnelle d’une hypnose collective et angoissante. Alors oui, il maintient ainsi sa main d’artiste peignant son époque, mais au prix d’un aveuglement total sur les tensions politiques qui parcourent aujourd’hui la démocratie américaine. Et au risque, aussi, d’alimenter la fable des équipes trumpistes selon laquelle il n’y aurait plus qu’un nouveau moment post-idéologique de l’histoire, fait de micro-récits et de signes d’authenticité dans le désert du sens, pendant qu’eux mènent une véritable politique oligarchique aux effets bien réels.
Pour prolonger
- La javel ou la crasse : voyage dans le cinéma d’horreur contemporain (Dans le film avec Nicolas Vieillescazes et animé par Guillaume Orignac, juillet 2025)
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