Militer depuis l’Assemblée : entretien avec Arnaud Saint-Martin

Sociologue des sciences, Arnaud Saint-Martin est devenu, le 8 juillet 2024, député insoumis de Seine-et-Marne. Que fait la sociologie à la politique ? Que devient le militantisme lorsqu’il se professionnalise ? Et comment être utile depuis l’Assemblée en une période aussi troublée ? Dans cet entretien réalisé le 1er décembre 2025, notre interlocuteur raconte son itinéraire de “cancre” finalement recruté comme chercheur CNRS, puis son entrée dans la fonction de député, où l’on vit sous pression permanente. Accès inédit aux décideurs, travail transpartisan sur les satellites de défense, discipline de groupe, fatigue physique, réseaux sociaux, salaire et vie quotidienne : Arnaud Saint-Martin décrit de l’intérieur la matérialité du pouvoir. Et il livre, au passage, un portrait personnel et incarné de Jean-Luc Mélenchon. Un échange à la fois drôle, précis et concret sur le métier de député.

Politique

Manuel Cervera-Marzal (MCM) : Vous êtes sociologue des sciences. Votre thèse porte sur l’histoire de l’astronomie française au début du XXe siècle. Comment en êtes-vous arrivé à ce métier de sociologue, et pourquoi avoir choisi d’étudier l’astronomie ?

Arnaud Saint-Martin (ASM) : La sociologie s’est imposée pour moi dès le lycée. J’étais un cancre, soyons clair, mais c’était une des rares matières que j’aimais ; avec le sport (rires). J’ai découvert Bourdieu en première, à travers l’affrontement Bourdieu/Boudon1 : il y avait un côté un peu héroïque. Ça m’a passionné et ça m’a amené à m’interroger sur moi-même, comme produit de déterminismes sociaux, moi qui avais été socialisé dans un milieu populaire de droite.

Et sur un malentendu, je me suis inscrit en licence de sociologie à l’université de Rouen après un bac ES péniblement obtenu (avec mention « passable »). Le cancre est devenu un passionné : à la façon de l’autodidacte de Sartre, je passais mes journées à la bibliothèque de Rouen. Ça m’a dévoré. J’ai découvert l’anthropologie, l’histoire, la philosophie : ça m’a ouvert plein de portes.

Rouen avait l’avantage d’une formation très généraliste. Puis, à Paris 5, j’ai basculé vers la sociologie des sciences grâce à Jean-Michel Berthelot. Les débats sur la vérité, l’objectivité, les querelles épistémologiques, ça m’a happé. J’ai fait un mémoire sur la vulgarisation de l’astronomie, en 1999, puis, l’année suivante, un travail sur l’affaire Sokal.

MCM : Impostures intellectuelles, de Bricmont et Sokal2

ASM : Oui, le canular de Sokal… C’était mon sujet de maîtrise en sociologie des sciences, en 2000. À l’époque, c’était une spécialité de niche : il y avait plus de philosophes et d’historiens des sciences que de sociologues des sciences. La sociologie était la portion congrue. Mais il existait quand même des foyers : Paris 5, EHESS, Nanterre, Nantes, Strasbourg… Et c’est le moment où le domaine se structure, avec des débats intenses sur le constructivisme, sur le statut des énoncés scientifiques, leur inscription dans l’histoire, les études de laboratoire. Avec aussi les discussions critiques autour de l’anthropologie des savoirs de Bruno Latour. Ça, ça a été ma formation.

MCM : Et pourquoi avoir pris l’astronomie pour objet d’étude ? Pourquoi pas la biologie, ou la physique ?

ASM : Parce que la physique et la biologie étaient déjà très défrichées. Moi, l’astronomie m’attirait. Mon DEA portait sur la vulgarisation de l’astronomie : j’y analysais le marché de la diffusion des sciences, à partir d’entretiens avec des cosmologistes et des astrophysiciens qui écrivaient des livres ou donnaient des conférences, mais aussi des éditeurs et des journalistes scientifiques. C’était une façon d’observer concrètement la frontière entre science et société, sous l’angle de la diffusion des savoirs.

En thèse à Paris 4, j’ai ensuite quitté la vulgarisation pour faire une sociologie historique de l’astronomie entre 1880 et 1940. Je me suis intéressé aux effets de l’émergence de la théorie de l’expansion de l’univers sur la communauté des astronomes, et aux résistances – épistémologiques et culturelles – qu’elle a suscitées. Ça ne s’est pas fait « en douceur ».

Le travail reposait surtout sur des archives : observatoires, correspondances, documents administratifs. Certaines archives n’étaient même pas classées. C’était une sociologie historique d’un champ professionnel et de ses organisations.

Ce que j’ai trouvé passionnant, c’est de voir ce que signifiait concrètement « faire de l’astronomie » vers 1900. C’était par exemple… donner l’heure ! Les astronomes étaient chargés de l’heure civile, via l’Observatoire de Paris, et aussi de la météorologie, alors intégrée à l’astronomie. On voit alors se jouer la professionnalisation du métier, avec l’exigence progressive de diplômes, mais aussi les réactions qu’elle suscite, notamment à travers l’astronomie populaire et la vulgarisation. C’est tout cela que j’ai mis au jour dans cette thèse, soutenue en 2008 en Sorbonne.

(photo : Raphaël Schneider)

MCM : Le 8 juillet 2024, vous entrez à l’Assemblée nationale. Vous vous mettez en disponibilité du CNRS. Comment avez-vous vécu ce passage du métier de sociologue à celui de député ? Est-ce une manière de passer de la théorie à l’action ?

ASM : C’est une question difficile, j’y réfléchis encore. Ça fait une dizaine d’années que je fais de la politique “un peu sérieusement”, c’est-à-dire au-delà du canapé et du bulletin de vote. Et assez vite, j’ai vu que ce n’était pas du tout la même chose de faire de la politique et de faire mon boulot de sociologue au CNRS. Pour moi, ces deux répertoires d’action sont disjoints et je fais tout pour les maintenir à distance. J’ai été conseiller municipal d’opposition à Melun, avant d’être député, pendant quatre ans. Et je me suis rendu compte, comme le dit Goffman, qu’il y a des ruptures de cadre. Ça m’est arrivé de faire des argumentations académiques en conseil municipal : je déroulais un truc pendant dix minutes, “Savez-vous ce que la science politique nous apprend sur cette question, Monsieur le Maire ?” Et je voyais les gens : “Mais qu’est-ce qu’il fait ?” (rires)

Ce n’était pas du tout efficace. Le conseil municipal n’a rien à voir avec la science : il faut convaincre, élaborer une ligne, on est dans le registre normatif, dans la bataille souvent. Le travail de diagnostic me sert, oui : je continue à lire les sciences sociales, c’est un réflexe quand j’ai un problème. Même en commission Défense nationale et des forces armées, où je siège : je vais voir ce que produisent les collègues sociologues sur le fait militaire, je lis les war studies. Ça m’aide à comprendre. Mais à un moment, tu fais de la politique : tu prends position, avec tout le vertige de la prise de position. La politique, c’est moins subtil. Elle a ses formats propres. Et ici à l’Assemblée, c’est encore pire : les cadres s’imposent à toi via le règlement intérieur et la bienséance ordinaire. Dans l’hémicycle ou en commission, tu as en général deux minutes pour les interventions ; sur une défense d’amendement, parfois juste une minute. Si tu dépasses, micro coupé, souvent sans possibilité de rebond. Donc non : tu ne fais pas une argumentation ultra sophistiquée avec notes de bas de page. Il y a un format.

Par ailleurs, tu fais partie d’un groupe parlementaire, qui se caractérise par une sociabilité, une ligne politique. Moi j’y contribue sur mes secteurs de compétence. Mais j’importe aussi des éléments de ma socialisation professionnelle : capacité à analyser vite, comprendre les textes. Et parfois ramener de la littérature scientifique quand on en a besoin – c’est fréquent, y compris sur l’environnement.

Je suis aussi membre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST. Instance bicamérale : 18 députés, 18 sénateurs, depuis 1983. On se réunit tous les jeudis. On auditionne des spécialistes, on fait des notes. Là, ma formation est utile. J’ai fait une note sur les neurosciences avec une sénatrice. Et j’ai eu entre autres une audition assez serrée avec Stanislas Dehaene, le neuroscientifique qui préside le conseil scientifique de l’Éducation nationale. Il y a d’ailleurs pas mal de parlementaires scientifiques : physiciens, biologistes… Les débats, sur ces questions-là, sont souvent de bonne tenue.

Ensuite, le travail ordinaire au Parlement, c’est deux grandes compétences : la production de la loi, et l’évaluation des politiques publiques – commissions d’enquête, missions d’information. Cette année, j’ai fait une mission d’information avec une députée macroniste, Corinne Vignon, sur l’industrie des satellites. Là, on auditionne, on évalue. Et évidemment, j’ai amené mon expérience de sociologie du spatial dans l’analyse. Ça a beaucoup servi la compréhension des enjeux. Après, il y a la recommandation, et là on revient au politique.

MCM : Il y a aussi d’autres sociologues à l’Assemblée, surtout dans votre groupe…

ASM : Oui : Hadrien Clouet, Marie Mesmeur, les politistes Claire Lejeune et Pierre-Yves Cadalen… On a des gens formés aux sciences sociales et ça infuse dans nos prises de position. C’est important : ça donne une attention à la déconstruction des prénotions, qui sont très fréquentes au Parlement.

MCM : Avez-vous encore le temps de lire ? Et d’écrire ?

ASM : Il y a un épuisement cognitif et physique de la fonction. On est coincé en séance ou en commission, et sinon on est en circonscription : marchés, inaugurations, rendez-vous en permanence parlementaire, repas des aînés… C’est matériel, tu ne peux pas consacrer ce temps à autre chose. Pendant l’examen budgétaire, on est retenu 15 heures par jour, parfois 7 jours sur 7. Moi je vis à une heure porte à porte, donc je peux rentrer voir ma famille, mais c’est bref et pour tout dire frustrant.

Lire, c’est devenu plus difficile. J’ai des collègues qui lisent dans l’hémicycle – souvent de la sociologie, d’ailleurs – moi je n’y arrive pas. Il y a un brouhaha permanent. Donc je lis moins qu’avant ce genre de littérature, alors que c’était mon métier. Je lis surtout des textes qui servent directement mon travail parlementaire. C’est très instrumental. L’écriture en revanche, je la maintiens à fond, je m’oblige : tribunes, une ou deux par mois. J’en ai publié une dizaine à L’Obs depuis mon élection, sur des sujets divers. Et puis il y a le livre Les astrocapitalistes que j’ai publié au printemps dernier : je l’ai fini pendant les vacances de fin d’année 2024, en étant déjà député. Je n’avais pas le choix, j’avais déjà repoussé la parution.

Mais je me suis rendu compte que je n’arrivais plus à écrire “en sociologue” : argumenter, prendre le temps, mettre des points-virgules, ne pas mettre des points d’exclamation partout… (rires) Pendant trois-quatre jours, tout ce que j’ai écrit était franchement nul. J’ai tout jeté. Puis d’un coup, c’est revenu. Et j’ai conscientisé à quel point j’avais perdu l’habitude de l’écriture sociologique. À tel point que la conclusion du livre est assumée comme très politique. Je l’ai écrite le 20 janvier 2025 – jour de l’investiture de Trump et du double salut nazi de Musk – et pour moi, c’était une confirmation de ce que j’avais anticipé. Là, j’ai matérialisé la distinction sociologie/politique : j’avais du mal à revenir à ce que je faisais avant.

Par exemple, je suis officiellement toujours co-directeur de la revue Zilsel. On sort un nouveau gros numéro de plus de 400 pages. Et c’est une douleur de ne pas être de l’aventure : j’ai reçu le PDF, mais je n’ai rien fichu. C’est notre bébé commun avec Jérôme Lamy, mon frère d’arme intellectuel, et je n’ai même pas relu les épreuves. Le pire, c’est que ça ne m’intéresse même pas sur le moment, tellement j’ai de trucs sur le feu. On est pris par le métier de député. Il y a toujours un coup politique à faire, une réunion, un débat… et c’est beaucoup de stress. Et c’est ça tous les jours : tu joues ta vie politiquement. À la fin, évidemment, tu oublies la sociologie.

Raphaël Schneider (RS) : Vous avez parlé d’une mission d’information que vous avez menée avec une députée macroniste. Comment ça se passe ? Vous travaillez ensemble malgré les désaccords ?

ASM : Oui, ça s’est bien passé. Corinne Vignon fait partie des députés avec qui on peut travailler. Il faut préciser : il y a un droit de tirage. Elle avait suggéré l’idée d’une mission pour faire un état des lieux de l’industrie satellite. Mon groupe a proposé d’en être, mon nom a été suggéré, validé par le bureau de la commission de la Défense où nous ne sommes pas majoritaires. La commission est présidée par un collègue macroniste, Jean-Michel Jacques. Donc on s’est rencontrés. Sa circonscription, à Corinne Vignon, est à Toulouse, elle couvre le Centre National d’Etudes Spatiales (CNES), Airbus… donc elle a un enjeu électoral, de relais des inquiétudes industrielles. Moi, j’avais un intérêt presque “de recherche”, en plus de la nécessité de faire le point politique sur la crise des satellites, mais avec des accès que je n’avais pas avant.

MCM : Des portes qui s’ouvrent ?

ASM : Oui. Beaucoup plus facilement. Maintenant ce sont les PDG qui frappent à ma porte. C’est le jour et la nuit. En tant que sociologue, j’avais un mal fou à ouvrir certaines portes. Là, les gens viennent, invitent, proposent.

On a fait une réunion de cadrage, sur la problématisation. J’ai dit ce que j’attendais, et on était assez d’accord. Et sur la critique de la stratégie industrielle de Macron – un des axes – j’ai trouvé mon homologue macroniste finalement assez offensive : dans les auditions, elle fut critique du programme “France 2030”.

On a été très gourmands. Normalement une mission d’information, c’est trois mois. Les administrateurs de l’Assemblée bossent énormément : invitations, questionnaires, rédaction du rapport… nous on amende. Moi, j’ai copieusement amendé, mais tu peux aussi rester “sur des rails”. De mon côté, je ne suivais pas toujours les questions préparées. Et surtout j’ai invité beaucoup de gens que je voulais entendre : experts de politique spatiale, économistes de l’innovation, sociologues… J’ai amené un cadrage par la science, et ça a “biaisé favorablement” la mission dans ce sens-là. On a réussi à obtenir deux mois de plus. On a rencontré 85 personnes – c’est énorme. Et malgré tout, le rapport est plutôt court.

On a réussi à poser un diagnostic commun. Il y a une cinquantaine de recommandations, et seulement une dizaine sur lesquelles on n’est pas d’accord. On a été reçus à Toulouse, au ministère des Armées, par des généraux… J’ai appris plein de choses. Et je n’aurais jamais eu ces accès comme sociologue. Il y a une rétroaction, clairement.

On a présenté le rapport en commission de la Défense, salle remplie, deux anciens ministres… discussion longue. J’ai pu dire des trucs importants, notamment sur la soutenabilité des activités spatiales. Et le mois suivant, j’ai participé aux assises du spatial de la CGT à Toulouse, avec des camarades syndicalistes de Thales, Airbus, ArianeGroup. J’ai pu rappeler que la politique spatiale, ce n’est pas que les PDG, c’est aussi la base, les travailleurs. Et ça, je l’ai aussi dit en commission. Aujourd’hui, certaines recommandations comptent. On a même fait des recommandations très techniques sur des capacités radar, des “trous” capacitaires… qui se retrouveront prochainement discutées dans le cadre de l’actualisation de la loi de programmation militaire.

Donc oui, on a travaillé en transpartisan. Je n’aurais pas accepté si c’était avec le RN – hors de question, la répulsion est aussi politique que physique. Là, ça a été passionnant. Et on continue d’échanger sur les actualités du spatial.

RS : Vous dites que vous n’avez plus le temps de lire de livres, mais est-ce que vous lisez la presse ? Comment vous informez-vous ?

ASM : On est saturés d’informations. On a une revue de presse quotidienne faite par le groupe insoumis : sur l’actualité, sur ce qui circule, et aussi une veille pour la semaine le lundi matin. Et il y a des boucles Telegram où tu peux demander tel ou tel article. Ensuite, selon nos spécialisations, on reçoit les infos des commissions. On est bombardés. Et après, il y a les abonnements : j’ai Le MondeLibérationLe Parisien, Mediapart, et des revues de sciences (CosmosEpsilonCiel & Espace, L’Astronomie, La Recherche, Air & Cosmos,etc.). Je me fais ma revue de presse.

RS : Et les réseaux sociaux ?

ASM : Oui, je passe beaucoup de temps dessus, comme tous les députés. Ça pop-up tout le temps, il y a toujours un truc à partager, et nous on produit aussi des contenus. On participe de la bulle.

Je donne un exemple : récemment j’ai présenté à l’Institut La Boétie notre stratégie spatiale, en réponse à celle de Macron. J’ai proposé ça aux camarades députés, et ça intéressait aussi Jean-Luc Mélenchon. Et au même moment, j’étais auditionné à Matignon dans le prolongement de la mission d’information. Donc j’ai commencé à écrire en mai dernier, et j’ai publié une tribune dans L’Obs : “Misère du macronisme spatial”. Je désosse la stratégie très paresseuse de Macron.

On a élaboré notre document : 30 pages, mais pensé à la ligne près. Et ça a été de la politique pure : arbitrages, formulations, ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas. Par exemple, sur le vol habité : Jean-Luc Mélenchon et Bastien Lachaud y tiennent, moi pas du tout. On a eu des discussions longues et passionnées là-dessus. Et finalement, on a décidé que pour l’instant, on n’en parlait plus : pas parce que ce n’est pas intéressant (au contraire, c’est un révélateur très instructif sur le passé et le devenir du spatial), mais parce qu’il y a d’autres priorités. Sauf que cette absence, c’est des mois de discussion. Ça aussi, c’est de la politique : prendre très au sérieux des questions doctrinales, arbitrer sur des fins, etc.

Et évidemment, dès qu’un journaliste attrape une divergence interne, ça devient “la crise”. Quand on est tous d’accord : “secte”. Quand on discute : “schisme”. Moi, j’ai découvert cette écriture politique, doctrinale, où il faut produire de l’adhésion, de l’inspiration. Sur l’espace, on en fait une “nouvelle frontière de l’humanité” avec la mer et le numérique. Et j’assume aussi des passages plus inspirés : on a une page sur les exoplanètes, la recherche de la vie dans l’univers… c’est à la fois scientifique et politique.

RS : Pourquoi publiez-vous dans L’Obs ?

ASM : J’y ai des contacts. Xavier de La Porte, et Rémi Noyon, qui me donnent carte blanche : j’envoie des textes parfois assez durs, ils me disent “parfait”, ils ne corrigent quasiment rien. En ce moment, c’est presque tous les mois.

MCM : Question qui fâche : comment fait-on pour ne pas se couper du monde réel lorsqu’on gagne 5000 euros par mois, voire plus ? Raoul Hedebouw dit : “quand on ne vit pas comme on pense, on finit par penser comme on vit”. À LFI, les salaires des députés ne sont pas plafonnés, contrairement au Parti du Travail de Belgique.

ASM : C’est une question que je me pose. On entend souvent que les députés gagnent 7000, mais c’est du brut. Moi je suis à environ 5000 net une fois retranchés les impôts sur le revenu, et ensuite il y a la cotisation au parti, aux assos, les contributions quand il y a des caisses de grève… Au final, je suis à peu près à l’équivalent de ce que je gagnais avant en cumulant CNRS, édition, droits d’auteur. J’étais arrivé à 4000, et là je suis autour de 4500. C’est beaucoup, j’en suis conscient. Je ne sais pas jusqu’à quel point c’est justifiable, mais c’est comme ça. Et moi ce que j’observe, c’est l’investissement dans le travail : parfois j’ai envie de dire “mais vas-y… prends le salaire, fais pareil”. Je ne dis pas ça pour héroïser : juste, il faut mesurer l’intensité.

Pour moi, la politique n’est pas une carrière. J’y passerai le temps qu’il faudra, mais je ne vais pas y faire ma vie. Ça demande beaucoup de sacrifices. Et je n’ai même pas le temps de dépenser l’argent : le peu que j’économise, c’est du matériel d’astronomie, d’ailleurs j’ai tout déclaré – j’ai vérifiable sur le site de la HATVP dans la section patrimoine.

Télescope d’Arnaud Saint-Martin utilisé aux Universités d’été de la France insoumise (août 2025)

Je ne fais pas ça pour l’argent et je ne vois personne faire ça pour l’argent dans mon groupe. Ce que je vois, c’est surtout l’usure physique, les sacrifices personnels et familiaux. Quand tu es là 15 heures par jour, 7 jours sur 7, et que tu n’as pas vu ta fille de douze ans depuis quinze jours… ambiance. Ce n’est pas pour faire pleurer, mais la critique du parlementarisme peut être démagogique. Oui, il y a des députés qui n’en foutent pas une. Mais moi, je ne cumule pas. J’aurais pu garder des mandats locaux, 500 euros de plus : je les ai confiés à des camarades insoumis qui ont pris le relais – avec efficacité en plus. Je suis en disponibilité du CNRS : carrière gelée. J’aurais pu demander un détachement. Et je continue à diriger des thèses, à participer à des comités, gratuitement. Donc ce n’est pas à moi qu’on fera la critique d’un investissement intéressé !

RS : Mais est-ce que le problème n’est pas mal posé ? On sent que vous n’êtes pas un individu cupide… Mais est-ce que des gens comme vous ne sont pas conduits à se dire qu’ils y passent trop de temps, que l’organisation de la vie de député n’est pas normale, trop chronophage, et donc veulent lâcher l’affaire ?

ASM : En effet, on nous en demande beaucoup. C’est un boulot pas possible. On attend de moi que je sois en circonscription samedi, dimanche : je suis allé au marché. Les administrés sont contents de me voir, mais aussi : “Ah, ça fait longtemps qu’on ne vous a pas vu… Ah, vous êtes là ?” On te demande d’être partout. Et moi je réponds : “Vous m’avez élu pour quoi ? Pour voter des lois ! Pour être au Parlement !”

Et à La France insoumise, on s’en colle un peu plus : il y a le travail parlementaire, mais il y a aussi tout ce qu’on se colle à côté. Je suis par exemple député référent dans le Cher. Je dois développer le mouvement à Vierzon, Bourges, dans des villages. J’ai fait ma tournée cet été en voiture. Et en même temps, je suis député de Seine-et-Marne. Donc oui, c’est très haché, il y a des urgences permanentes. L’agenda parlementaire évolue tout le temps. On a des votes solennels, il faut être là pour presser le bouton. J’ai des rendez-vous que j’ai décalés quatre fois. L’agenda est constamment réactualisé.

Et puis il y a l’organisation matérielle. J’ai l’enveloppe de 12 000 euros pour constituer mon cabinet : une directrice de cabinet, une attachée en circo, un attaché com, un alternant… mais ce n’est jamais suffisant. Quand c’est le PLF (projet de loi de finances), on reçoit 400 mails par jour. Tous les lobbys écrivent, tout le monde sollicite. Et en circo tu reçois aussi des demandes de rendez-vous, souvent sur des sujets qui ne relèvent pas de ta compétence : régularisations, logement, dossiers inextricables. On intervient auprès du préfet, on écrit à la région pour aider un maire à obtenir une subvention… tout un travail de coulisses.

Et puis il y a la représentation : être sur les marchés, les cérémonies… Moi je le fais, j’adore même aller sur les marchés avec mon écharpe : je sors la table, les tracts, je vais parler aux gens. Mais c’est du temps que je ne consacre pas aux tâches ici à l’Assemblée. Il faut arbitrer en permanence. Et le danger, c’est de se faire aspirer : burn-out. Il y en a. Ou alors les substances dopantes pour tenir – je n’y ai pas recours. Il y a une usure physique du mandat.

Aujourd’hui on est aspirés par des flux d’informations : on est constamment “sur le grill”. Injonction à être présent, à être pertinent, à rendre des comptes. Moi je le fais : j’ai une page Facebook qui est un journal de bord, j’écris tous les jours ce que j’ai fait. Certains disent que je “tartine” trop, mais je préfère ça à l’inverse.

RS : Ça, c’est votre effet chercheur, votre capital culturel.

ASM : Oui, peut-être. Mais je vois aussi que des gens aiment qu’on prenne la politique au sérieux. Je me souviens des discussions avec un militant qui a connu Solférino dans les années 80. Il me dit : “Tout ce que tu fais, tout ce que tu écris…” Il m’encourage et ça fait plaisir – notamment dans les moments de doute, parce qu’il y en a. Les “initiés” voient quand tu fais un travail sérieux, quand tu endosses le rôle à fond et avec une certaine sincérité d’engagement. Pour moi, c’est un ressort fondamentalement éthique. Je suis élu pour servir l’intérêt général : je pèse mes mots.

Et je ne vais pas faire semblant : je suis député, je suis dans la classe politique. Et si on veut faire bien le boulot, c’est impossible et ingrat. Et oui, j’en vois qui font un travail de fond énorme depuis des années, au point d’y laisser parfois leur famille.

MCM : Comment votre milieu professionnel a accueilli votre élection ? En tant qu’insoumis ? La bourgeoisie culturelle aime bien critiquer Mélenchon, mais finalement elle vote pour lui : il y a quelque chose d’hypocrite…

ASM : Déjà, ça fait longtemps que je fais de la politique : conseiller municipal, je ne l’ai jamais caché. Mon employeur le savait. J’ai toujours porté les couleurs de LFI, sans dissimulation. Et surtout, j’ai toujours travaillé une division claire entre science et politique, par honnêteté : ça nuit au mouvement politique si tu mélanges tout, et ça nuit à la science aussi. Quand je fais de l’expertise, des débats publics, c’est le sociologue qui intervient – ce que Michael Burawoy appelle la sociologie publique. Et quand j’étais sur un plateau de France Culture ou Inter (enfin, ça c’était avant : je ne suis hélas plus invité), je reformulais souvent : “Vous vous adressez à qui ? Au sociologue ?” Et selon ça, j’aménageais ma réponse.

Ce qui me frappe, dans les discussions avec des collègues et amis, c’est le niveau de méconnaissance du champ politique. Y compris chez des gens dont c’est le métier d’étudier la politique ! Il y a des approximations, des projections… une méconnaissance de la matérialité politique. Plus je m’approche des cercles du pouvoir, plus ça “dédramatise” la politique. Tu vas à la buvette, et tu as Marine Le Pen à un mètre : coprésence vertigineuse. Interagir avec un ministre, je sais faire désormais, ça ne m’impressionne plus. Matignon, je vois ce que c’est. L’Élysée aussi.

Et il y a des lieux où c’est encore plus frappant : l’IHEDN par exemple (Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale) où je suis auditeur cette année. Je fréquente des colonels, des généraux, des gens qui ont pris de grandes décisions. Franchement, ça dédramatise complètement. À l’école militaire, ça a “défrisé” d’avoir un député insoumis dans une section souvent perçue comme à droite : je suis devenu une sorte de curiosité, voire de mascotte (rires). On passe de bons moments, et il y a des gens passionnants.

Donc j’ai maintenant une connaissance approchée du pouvoir, très empirique, mais pas comme un sociologue qui ferait un terrain : comme quelqu’un qui est dans le game. Et quand j’entends certains universitaires parler de politique, je me dis parfois : “bof”. Ils n’ont pas les éléments d’un insider. Moi, par exemple, le mardi à 11h, j’ai la réunion du groupe parlementaire LFI. Je sais ce qu’il s’y passe, et je ne dirai pas ce qu’il s’y passe, évidemment : c’est le fight club (rires). Mais de l’intérieur, ce n’est pas ce que racontent certains dans des essais mal fichus et mensongers sur une inscrutable “meute”. Et tant mieux si ça ne sort plus. Parce que parmi les points communs entre science et politique, il y a la discipline. Pas au sens autoritaire : au sens de ce qu’on construit ensemble, avec de la confiance, pour pouvoir se dire les choses franchement sans que ça se retrouve dans la presse, et pour avancer ensemble selon une ligne travaillée collectivement.

MCM : Parce qu’il n’y a pas la crainte que ça se retrouve dans les colonnes du Canard enchaîné ou du Monde

ASM : Exactement. Et donc on peut avoir des débats durs, des débats de fond. Sur la stratégie spatiale, ça a été sportif : on n’était pas toujours d’accord sur tel ou tel point, ou à tout le moins il fallait préciser. Ça a pris du temps. Et moi j’ai bougé sur ma ligne, j’ai accueilli celle d’autres camarades. La ligne finale est bien plus intéressante que ce que j’avais proposé initialement. La friction produit de bonnes choses !

Et puis il y a aussi des cadres très concrets : quand tu es briefé DGSE ou DGSI, ou avec l’état-major, ton téléphone reste à l’entrée. Ça, en tant que sociologue, je n’y avais pas accès. Comme député, ma connaissance est plus fine.

Donc oui : ça donne envie d’écrire une sociologie de l’intérieur. C’est en négociation avec un éditeur, je n’en dis pas plus. Mais évidemment que je vais mettre à profit cette connaissance.

MCM : Il y a régulièrement des attaques contre Mélenchon : antidémocratisme, antisémitisme supposé… Mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui l’argument principal, ce n’est même plus le fond : c’est le sondage. Et l’idée qu’il perdrait automatiquement face à Bardella au second tour. Qu’en pensez-vous ?

ASM : C’est le bruit de fond médiatique, on ne va pas faire semblant que ça n’existe pas. Moi je vais répondre de façon empirique, donc forcément biaisée. Je le connaissais de loin avant d’être député, comme militant insoumis depuis 2017, j’avais déjeuné avec lui une fois en 2023. Depuis que je suis à l’Assemblée, on s’est vus plusieurs fois. Je l’ai fait venir à Toulouse pour un colloque de l’Institut La Boétie sur l’espace. Je l’ai fait venir aussi aux Rencontres du Ciel et de l’Espace. On échange beaucoup sur l’astronomie, la science, le spatial. Il me demande mon avis. On a des discussions riches sur les trous noirs, l’univers, les technologies spatiales… C’est rare chez un responsable politique !

Moi, je l’admire très sincèrement : sa capacité de travail, sa curiosité, sa capacité d’étonnement. Quand j’écris une tribune, il veut qu’on lui envoie : ça l’intéresse. Et il fait ça avec beaucoup de députés et de militants. Il avance, y compris sur sa propre ligne.

À Toulouse, c’était la première fois que j’organisais un colloque en tant que député : il y avait du monde, beaucoup de panels J’ai mis l’événement sur notre plateforme Action Populaire le mardi pour le samedi : la salle était blindée. Juste avant, on a parlé une heure d’astronomie. Et la “Nuit des étoiles” aux Amfis d’été en août 2025 : c’est son idée, moi je l’ai mise en œuvre. Il a une vraie appétence intellectuelle.

Et ensuite, tu le ramènes dans la salle : tu vois l’effet Mélenchon. Je n’ai pas vu ça avec d’autres. Aux Rencontres du Ciel et de l’Espace, à la Villette, je lui dis : “Viens, je vais te montrer l’astronomie amateur.” Il reste cinq heures, je lui fais rencontrer tout le monde : Association Française d’Astronomie, Société astronomique de France, rédactions, astronomes amateurs, vendeurs d’instruments… Il trouve ça génial. Et personne ne s’est plaint. Au contraire : selfies en continu !

Après, oui, on tracte souvent vent de face. En 2021, tout le monde disait qu’il fallait qu’il se retire, qu’il avait fait son temps… Et au premier meeting présidentiel, c’était énorme. Personne ne fait ça à gauche. Je discute avec des socialistes, des écolos : ils voient l’Institut La Boétie, ils jalousent. Ils copient même : l’académie Léon Blum du PS, c’est une copie conforme, mais sans les intellos (rires).

Jean-Luc Mélenchon, c’est un chef d’orchestre. Je vais souvent au “moment politique”, je suis bluffé : 1h30, il met en intrigue, il fait de l’éducation populaire, il commence large, resserre, redécolle, finit sur l’espoir, avec de l’humour, beaucoup de savoir, des références savantes. À son âge, quelle machine ! Moi, quand je fais des meetings je m’épuise au bout d’une demi-heure.

Et Bardella… comment dire… pour moi c’est une tranche de jambon sous cellophane. Comme Glucksmann. À gauche, il n’y a pas de concurrence à ce niveau-là : ils se feront atomiser. Et en plus, il y a une relève très forte à LFI : Bompard, Guetté, Clouet… des valeurs sûres et un énorme potentiel. Et il y a aussi des gens pas encore visibles : des collaborateurs du groupe parlementaire qui se forment, des militants partout dans les groupes d’action, beaucoup d’envie et de savoir-faire. Si on gagne en 2027, il faudra un gouvernement, un groupe 2.0… tout ça se prépare. Nous y sommes prêts.

Donc je refuse l’effet “oracle”, le fatalisme, les prophéties autoréalisatrices neurasthéniques (j’ai trop lu Merton pour m’y faire prendre). Moi, je ne devais pas être député : ma circo était à droite depuis 40 ans. Campagne dure, triangulaire… et j’ai gagné. Je n’ai pas dormi pendant des semaines. Si j’avais écouté les oiseaux de mauvais augure, je n’y serais pas allé. Donc aujourd’hui, quand on me dit : “en cas de dissolution ça va être compliqué”… je réponds : forcément ! Livrons bataille de bon cœur et en conviction ! Quoi qu’il arrive, il va falloir venir nous chercher. C’est le couteau entre les dents.

MCM : Avant la présidentielle, il y a d’abord les municipales en mars prochain. En 2020, les insoumis avaient enjambé ces élections. Cette fois-ci, ce ne sera pas le cas. Et il y a des victoires de gauche dans des métropoles états-uniennes : Zohran Mamdani à New York, Katie Wilson à Seattle… Est-ce que ça nous apprend quelque chose ou le contexte est trop différent ?

ASM : Je pense que c’est “bon à penser”. Ça existe. Et c’est une mine radicale et joyeuse. Ça donne envie – et ça, c’est la clé. Il ne suffit pas de produire de l’adhésion rationnelle, de l’adhésion sur le fond : il faut que les gens aient envie d’y aller, qu’ils puissent convaincre autour d’eux. Il faut élargir et susciter de l’enthousiasme.

Moi, les campagnes qui marchent chez moi, c’est des campagnes offensives, combatives et joyeuses. Je chambre les adversaires, et je fonctionne beaucoup à l’auto-dérision. Les militants ne se privent pas de se moquer de moi quand je fais une connerie. Hier, j’ai reçu un détournement où j’apparais en curé sur une photo, parce que j’avais pris en photo la crèche de Melun. Une copine a fait un montage, je l’ai relayé. Ça participe de la distance au rôle. Le jour où je n’arrive plus à rire de moi, ce sera mauvais signe. Je déteste l’esprit de sérieux.

MCM : Vous faites beaucoup de porte-à-porte aussi.

ASM : Oui. Et beaucoup pensent que tout se passe sur les réseaux. Mais là, par exemple, j’accompagne Rémy Béhagle, le candidat LFI aux municipales à Melun : samedi après-midi, porte-à-porte dans un quartier populaire où je suis bien reçu, où les gens me connaissent, parce que j’ai mené des combats “en désintéressement”. J’ai fait le lien entre journalistes et habitants, avec les autorités administratives, sans apparaître : je ne fais pas ma retape. Et les gens le voient : ils me disent que je n’instrumentalise pas. Pour moi, c’est un critère moral important.

J’adore le porte-à-porte. Tu entres dans la vie des gens. Certains ouvrent en short, claquettes. Moi j’y vais en cravate : je suis député (rires). Et tu as de tout : des sourires, des discussions, du désarroi, de la souffrance. Quand tu visites une tour de 15 étages, c’est long et fastidieux, mais tu auras vu tout le monde. Et surtout, ça produit des effets durables. Il y a des gens aujourd’hui militants à Melun qui ont découvert LFI comme ça, parce qu’on a toqué chez eux. On a un jeune de 19 ans, génial : des Insoumis ont toqué chez lui pendant ma campagne, c’était la première fois qu’une force politique venait jusqu’à lui. La politique est venue à lui. Et maintenant il est dans l’équipe. Donc oui, on amène des gens à la politique et on en est fiers. Pas à des fins électoralistes : il faut construire au ras du sol un lien politique, parce qu’on croit à une cause, et entretenant le lien. C’est de la haute couture politique.

Et on ne va pas seulement dans les endroits où c’est facile. Ma circo c’est 130 000 habitants. À Melun je fais des scores… très hauts. À Barbizon, je fais 16 voix. Eh bien j’y vais. Je vois les maires, souvent de droite. Et on parle service public, transport scolaire, etc. Tu peux parfois atténuer des problèmes concrets.

Sur les municipales, il y a un enjeu : on a fait la convention LFI à Aubervilliers. J’ai trouvé ça super beau. Et le mouvement réfléchit : on a théorisé le communalisme insoumis, on travaille avec des politistes – des collègues que je côtoyais naguère à l’EHESS où j’ai mon bureau. On actualise le programme. Et localement, c’est à géométrie variable : parfois on y va seuls, parfois en alliance, selon les configurations. Quand on peut y aller seuls, on met la pression en “mouillant la chemise”. Les habitants nous voient faire.

Moi, ce que je constate, c’est que d’autres partis de gauche ne savent plus militer. J’ai fait des négociations interpartis : “Vous amenez quoi ?” À part la soupe de logos, ta place sur la liste… c’est quoi votre plus-value en termes d’actions et d’apport d’idées ? Souvent, rien : tambouille. Ça me déprime et c’est la raison pour laquelle je ne m’étais pas mouillé en politique. Le PS et le PCF, comme j’ai pu le constater dans des négociations, ne veulent qu’une place pour pouvoir peser aux sénatoriales… Bon. Après, il y a aussi des endroits où ça se passe bien : à Dammarie-les-Lys, dans ma circo, on est derrière le PCF, et je l’ai fait valider par notre comité électoral.

Mais une chose est sûre : il faut se développer dans les mairies. En tant qu’ancien élu local, je peux dire que c’est passionnant : éducation, voirie… La voirie, ça paraît chiant, mais c’est super intéressant : pistes cyclables, bancs, éclairage, maintenance – c’est hyper politique, en fait. J’ai même déposé une proposition de loi pour préserver l’environnement nocturne. Et j’ai fait venir à l’Assemblée Patrick Proisy, le maire de Faches-Thumesnil, une des rares mairies insoumises. Ils font l’extinction partielle, ils appellent ça des “radicalités concrètes”. Dans une ville de 20 000 habitants, ils font des trucs super.

Et c’est dommage de laisser toutes ces communes aux socialistes qui font une gestion interchangeable avec la droite. Moi je l’ai vu dans les structures intercommunales, les EPCI (Etablissement Public de Coopération Intercommunale) : le clivage droite-gauche s’efface, on fait de l’“attractivité économique”, des compétences techniques, des acronymes… et ça tue la politique. Ça a puissamment détruit le lien des citoyens avec la chose publique au niveau local.

Quand j’étais élu d’opposition, je prenais la parole pour dire : “si j’étais au pouvoir, on démonterait cette structure”, et j’argumentais. Il faut repolitiser ces espaces, remettre les pieds dans le plat, conquérir des mairies, pour transformer concrètement la vie des gens.

C’est aussi pour ça qu’on n’enjambe pas les municipales cette fois-ci : on a affiné la ligne, y compris sur des sujets très techniques. La gestion d’une commune peut être chiantissime, le défi c’est de rendre ça intéressant — et de faire revenir les gens en politique.

Entretien réalisé par Manuel Cervera-Marzal et Raphaël Schneider, à l’Assemblée nationale, le 1er décembre 2025.

Pour prolonger


  1. Pour Bourdieu, beaucoup de choix « personnels » (école, goûts, culture) sont en réalité socialement fabriqués et reproduisent des hiérarchies ; pour Boudon, ces choix s’expliquent par des calculs raisonnables dans une situation donnée. En simplifiant, Bourdieu décrit la façon dont le social façonne les individus, quand Boudon montre comment les individus raisonnables façonnent du social – et la querelle tourne autour du poids relatif de ces deux niveaux. ↩︎
  2. En 1996, le physicien Alan Sokal publie un article volontairement absurde dans la revue Social Text. Truffé de références savantes mal comprises et de jargon postmoderniste, le texte visait à montrer que certains discours relativistes pouvaient être acceptés sans véritable contrôle scientifique, dès lors qu’ils flattaient une orientation idéologique. Dans la foulée, Sokal publie avec le physicien Jean Bricmont le livre Impostures intellectuelles (1997). L’ouvrage critique l’usage abusif ou métaphorique de concepts issus des sciences dures (mathématiques, physique) par certains intellectuels français (Lacan, Kristeva, Deleuze, Baudrillard, etc.). Leur thèse centrale est que cet usage confus brouille la frontière entre rigueur scientifique et rhétorique, et affaiblit la crédibilité des sciences humaines et sociales. ↩︎

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