Politiques de la jeunesse : l’entreprise de dressage

avec Florence IHADDADENE
publiée le
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animée par Judith BERNARD

Entre l’État et la jeunesse, depuis plusieurs décennies, c’est l’ère du soupçon. Du point de vue des pouvoirs publics, les jeunes sont toujours plus ou moins suspects : d’être de la mauvaise graine ou des glandeurs invétérés, de ne plus vouloir travailler ou de vouloir tout péter – il faut d’une manière ou d’une autre les ramener dans le « droit chemin », et pour cela les encadrer dans des dispositifs disciplinaires. Les jeunes seraient donc devenus, par génération spontanée, cette catégorie sociale incontrôlable ?

Il suffit d’examiner l’histoire des politiques publiques de la jeunesse pour apercevoir que la construction de cette catégorie doit moins à une dynamique propre aux jeunes générations qu’à l’évolution du contexte économique et politique : à partir des années 70 qui voient le chômage de masse s’imposer en détruisant particulièrement l’emploi industriel peu qualifié, les jeunes des classes populaires, que ce type d’emploi mobilisait, se voient relégués aux marges du marché du travail. Exclus de fait de l’emploi, ils sont requalifiés en « problème », et ne seront enrôlés dans l’emploi qu’à la condition d’être traités en « sous-travailleurs » et en mineurs sociaux. 

De 18 à 25 ans, ils ont beau être majeurs et reconnus comme citoyens disposant du droit de vote, ils n’ont pour l’immense majorité pas le droit au RMI ni au RSA qui suivra : cette borne des 25 ans, complètement arbitraire, correspond à la représentation bourgeoise de la jeunesse, qui se la figure se consacrant à ses études et financée par papa-maman jusqu’à l’heure du départ de la maison, bardée de diplômes du supérieur. Pour les jeunes issus des classes populaires, cette éviction des droits économiques minimaux prend des airs de punition, d’autant que les études supérieures, massifiées en principe, n’ont que peu ouvert leurs portes à celles et ceux que leur origine sociale ne destinait pas spécialement à la poursuite d’études. Il n’y a « pas de place pour tout le monde », ni à l’université ni sur le marché de l’emploi, et cette pénurie, loin d’être compensée par les pouvoirs publics, semble être organisée à dessein pour mieux discipliner les impétrants. On devine l’immense bénéfice, pour le patronat et pour l’Etat qui le sert : ces innombrables « apprentis », au sens propre comme au figuré, sont une aubaine économique en ce qu’ils sont piégés dans une trappe à exploitation.

Les voici, ces jeunes, contraints de multiplier les preuves de leur mobilisation, de leur bonne volonté – en fait de leur docilité face aux figures patronales – pour tenter de gagner une place dans une société qui leur fait largement sentir qu’ils sont à la fois « en trop » (il faut travailler à son « insertion » dans un espace qui n’a pas prévu de se modifier pour accueillir les nouveaux) et « en manque » (manque d’expérience, manque de compétences, il manque toujours un truc sur le CV pourtant à rallonge). La logique du concours a contaminé tous les dispositifs de formation et d’insertion : il faut être meilleur que les autres, sur Parcoursup ou dans son service civique, être un stakhanoviste du travail gratuit, non pas pour garantir l’obtention d’une place, mais pour espérer améliorer sa position dans la file d’attente. On comprend que les mouvements jeunesse aient repris, ces dernières années, du poil de la bête : aucun segment de population ne supporterait sans broncher une telle maltraitance institutionnelle.

En examinant méthodiquement la jungle des dispositifs des politiques de la jeunesse, tels qu’ils se déploient dans le secteur associatif, le service public, l’entreprise ou l’armée, Florence Ihaddadene brosse le tableau d’une société entièrement gangrenée par le néolibéralisme, et secrètement structurée par des logiques racistes : il n’est plus question de qualifier durablement, encore moins d’édifier une citoyenneté critique capable de renouveler la société en la transformant ; il ne s’agit que de briser les velléités de dissidence, de mater les aspirations à l’émancipation, et d’enrôler dans le seul système que le capitalisme connaisse et reconnaisse : la discipline de l’emploi, que la menace omniprésente du chômage doit rendre absolument intraitable.

Judith BERNARD

Durée 72 min.

6 réponses à “Politiques de la jeunesse : l’entreprise de dressage”

  1. franny’s

    Où comment l’Etat organise de siècle en siècle des voies de garage sans issue, pour certaines générations arrivant sur la terre ! et construit en fait sa propre « dégringolade » à chaque siècle, tout en désignant toujours les mêmes « couches de la société » qui en seraient les instigateurs…Sans mentionner les guerres, les insurrections, les régressions, le chômage, la misère.. que cette société de décideurs pervers tricote sans vergogne…
    Merci pour cette discussion magnifique qui ouvre les yeux et permet de mettre des mots sur les marasmes qui plombent la vie et le réel des citoyens.

  2. eponine

    Bonsoir Mesdames,
    Judith, à la 48,45e minute, vous avez déclaré : «Il ne faudrait pas qu’il y ait un accès possible à la monnaie qui ne passe pas par l’emploi». Vous l’avez répétez quelques secondes plus loin, en déclarant qu’il s’agissait d’une «idéologie».
    Alors, bon, je ne sais pas dans quelle réalité vous vivez, mais dans la mienne, la seule façon que j’ai trouvée de vivre dans la société telle qu’elle se présente aujourd’hui (et depuis 58 ans, en ce qui me concerne, sans que j’y aie vu de gros changements), c’est de gagner de l’argent en travaillant. P

  3. Judith BERNARD

    Bonsoir Eponine,
    En effet, en société capitaliste, le principe officiel – et majoritaire – est que le seul accès légitime à la monnaie consiste dans l’emploi et lui seul. On notera l’exception notable des rentiers (i.e les capitalistes) qui sont les seuls à pouvoir se procurer de la monnaie supplémentaire en se contentant de faire travailler… leur argent.
    Mais le capitalisme, c’est un cadre économique historiquement déterminé ; ça n’a pas toujours existé, ça n’existera pas forcément toujours, ça peut se renverser – les révolutionnaires y travaillent de longue date. Parmi les théories révolutionnaires, la « communiste » n’est pas la moindre, et ses continuateurs produisent de très précieuses analyses et propositions théoriques ; par exemple, le « salaire à vie », plus exactement « salaire à la qualification personnelle », théorisé par Bernard Friot et le Réseau Salariat. C’est tout à fait solide, sérieux, passionnant. Je vous invite à vous renseigner là dessus !

  4. eponine

    oups (c’est parti tout seul)
    Je disais donc que l’argent est indispensable, et que le travail est la voie la plus suivie pour s’en procurer (et j’entends : emploi = travail, le « travail » payant moins) (tu peux être employé à rien foutre comme tu peux travailler pour des queues de cerise)

    L’émission se focalise sur le service civique ou le SNU (pas très clair, il semble y avoir eu deux dispositifs), qui occupe 100 à 150.000 jeunes sur une population de +/- 5 millions d’individus. C’est « anecdotique ».

    Le problème, qui a bien été identifié, mais pas creusé, est celui du manque d’emplois, et pas que chez les jeunes (au contraire, même, allez voir les taux de chômage compilés par l’Insee pour les 18-20, 21-24 et 25-29 – lien cité dans l’article de Mme Ihaddadene dans le Diplo : https://www.insee.fr/fr/statistiques/8242335?sommaire=8242421#graphique-figure1).

    Le travail, il y en a (et il y en aura encore longtemps), mais le problème est sa valeur ajoutée « monétaire » – difficilement quantifiable pour les services à la personne, directement comptabilisée par l’augmentation des ventes d’un produit après une campagne de pub réussie…

    Les jeunes, la Gen Z, ça me semble être un sujet à la mode, tout comme celui des boomers. Faut juste trouver des boucs émissaires, parce que diviser, ça permet de mieux régner.

  5. eponine

    Merci pour votre réponse Mme Bernard.
    Je connais très bien le réseau salariat et Bernard Friot… (regardez donc depuis le temps que je suis abonnée à Hors-Série !) et je ne suis pas du tout convaincue par sa solution, pas plus que par celle du revenu universel. Les échanges marchands ne datent pas de l’avènement du capitalisme, et ils ne disparaîtront pas avec lui. Tant qu’on les fera reposer sur « l’argent », le capitalisme n’est pas prêt de rendre gorge.

  6. valerie phelippeau

    discussion d’utilité publique où l’on comprend mieux les raisons du profond malaise de la jeunesse.
    et non, eponine, ça n’a pas toujours été comme ça. L’entrée dans le monde du travail se passait bien plus facilement pour la génération précédente, et sans passer par toutes ces fourches caudines qui ont bien pour but de discipliner la jeunesse et de l’exploiter le plus longtemps possible.

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