Le fascisme n’est pas le produit d’une illusion ; il est le produit d’un désir. Il en va de même pour la guerre : si haïssable qu’elle soit, elle ne vient scander l’histoire de la modernité que parce qu’elle est voulue, aimée, et éprouvée dans la jouissance.
Dans la tête des gouvernants, ça ne fait guère de doute : à voir la tête de Macron, déclamant tout transi que « nous sommes en guerre », si impatient de nous enrôler dans une « économie de guerre » que soutiendra vigoureusement le « réarmement démographique », on devine quel puissant intérêt – y compris libidinal – il y trouve. Les puissances mobilisatrices de la guerre sont évidemment désirables à des élites soucieuses de discipliner les foules et de faire taire les revendications populaires. Pour les chefs d’Etat c’est tellement confortable : bien certains de ne jamais vivre eux-mêmes ce que la guerre fait aux corps et aux âmes, ils savent aussi préserver leurs fils de trop funestes destinées (quant à Macron : il n’a pas d’enfant), et se contentent d’y envoyer leurs administrés – les plus pauvres, en général, soit rien qui compte vraiment.
Mais ce que Déborah Brosteaux entreprend de découvrir, au delà des intérêts politiques et économiques que la classe dominante tire des guerres qu’elle mène inlassablement, ce sont les jouissances que la guerre promet à ceux-là mêmes qui la font : intensification de l’expérience au contact de la mort, aventure enfin offerte à des sujets que la vie moderne a soi-disant un peu trop sécurisés, héroïsme à portée de gâchette… La montée du sensationnalisme, parfaitement contemporaine de l’avènement du capitalisme comme structure globale des rapports sociaux, nous a appris à rechercher des « expériences » vendues comme pourvoyeuses d’un sentiment d’exister réhaussé au contact de ses extrêmités : la mort qu’on donne, la mort qu’on risque.
Les embarras psychiques générés par cette violence exercée contre Autrui seront solubles dans le racisme, distillé continument dans tous les circuits de la communication publique. Pas un racisme explicite, bien sûr : on ne dit pas que les vies qu’on ôte ne comptent pas. Simplement, on les compte moins ; on dit qu’on n’a pas fait exprès, qu’on aurait pu faire bien pire – on en a les moyens. Les « modernes », comme les appelle Déborah Brosteaux, qu’on peut aussi appeler les « Blancs », sont passés maîtres dans l’art de mettre en scène leur innocence au moment même où ils déchaînent leur violence exterminatrice.
Il se pourrait bien, pourtant, que ce dôme d’innocence soit en train d’exploser sous la tension de la guerre génocidaire menée en Palestine. Les Blancs désormais ne sont plus maîtres du spectacle : les images du massacre nous arrivent en temps réel et en flux continu, produites par les victimes et leurs proches. Le travail de distanciation qui est la marque de fabrique de l’Occident – toujours refouler au loin, y compris psychiquement, la violence qu’on exerce et les êtres qui en réchappent – est devenu trop coûteux. Images et voix témoignant du carnage passent à travers nos frontières militarisées et corrodent peu à peu le mur de l’indifférence. Ils sont relayés par des témoins qui découvrent le prix à payer pour garder les yeux ouverts et l’âme vive : criminalisation, marginalisation, diabolisation… N’empêche, ils continuent : ils parlent, et disent ce qu’ils voient. Et presque plus personne en Europe ne peut vraiment se sentir « innocent » devant ce génocide retransmis en direct.
Peut-être alors le temps est-il venu de regarder en face les passions guerrières dont les Blancs ont si longtemps joui à l’abri de leur prétendue irresponsabilité. Non pas pour se contenter de les condamner moralement, comme si cela allait suffire à les abolir. Mais pour opposer, comme le suggère l’autrice des Désirs guerriers de la modernité – d’autres devenirs à nos aspirations à nous mobiliser dans des intensités bien plus vastes que nous ; et pourquoi pas, par exemple, des désirs révolutionnaires ?
Judith BERNARD
Pour prolonger : Entretien Dans le texte avec Mathias DELORI : Guerres anti-terroristes : la violence libérale en actes.
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