La guerre, cet obscur objet du désir

avec Déborah V. BROSTEAUX
publiée le
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animée par Judith BERNARD

Le fascisme n’est pas le produit d’une illusion ; il est le produit d’un désir. Il en va de même pour la guerre : si haïssable qu’elle soit, elle ne vient scander l’histoire de la modernité que parce qu’elle est voulue, aimée, et éprouvée dans la jouissance.

Dans la tête des gouvernants, ça ne fait guère de doute : à voir la tête de Macron, déclamant tout transi que « nous sommes en guerre », si impatient de nous enrôler dans une « économie de guerre » que soutiendra vigoureusement le « réarmement démographique », on devine quel puissant intérêt – y compris libidinal – il y trouve. Les puissances mobilisatrices de la guerre sont évidemment désirables à des élites soucieuses de discipliner les foules et de faire taire les revendications populaires. Pour les chefs d’Etat c’est tellement confortable : bien certains de ne jamais vivre eux-mêmes ce que la guerre fait aux corps et aux âmes, ils savent aussi préserver leurs fils de trop funestes destinées (quant à Macron : il n’a pas d’enfant), et se contentent d’y envoyer leurs administrés – les plus pauvres, en général, soit rien qui compte vraiment.

Mais ce que Déborah Brosteaux entreprend de découvrir, au delà des intérêts politiques et économiques que la classe dominante tire des guerres qu’elle mène inlassablement, ce sont les jouissances que la guerre promet à ceux-là mêmes qui la font : intensification de l’expérience au contact de la mort, aventure enfin offerte à des sujets que la vie moderne a soi-disant un peu trop sécurisés, héroïsme à portée de gâchette… La montée du sensationnalisme, parfaitement contemporaine de l’avènement du capitalisme comme structure globale des rapports sociaux, nous a appris à rechercher des « expériences » vendues comme pourvoyeuses d’un sentiment d’exister réhaussé au contact de ses extrêmités : la mort qu’on donne, la mort qu’on risque.

Les embarras psychiques générés par cette violence exercée contre Autrui seront solubles dans le racisme, distillé continument dans tous les circuits de la communication publique. Pas un racisme explicite, bien sûr : on ne dit pas que les vies qu’on ôte ne comptent pas. Simplement, on les compte moins ; on dit qu’on n’a pas fait exprès, qu’on aurait pu faire bien pire – on en a les moyens. Les « modernes », comme les appelle Déborah Brosteaux, qu’on peut aussi appeler les « Blancs », sont passés maîtres dans l’art de mettre en scène leur innocence au moment même où ils déchaînent leur violence exterminatrice.

Il se pourrait bien, pourtant, que ce dôme d’innocence soit en train d’exploser sous la tension de la guerre génocidaire menée en Palestine. Les Blancs désormais ne sont plus maîtres du spectacle : les images du massacre nous arrivent en temps réel et en flux continu, produites par les victimes et leurs proches. Le travail de distanciation qui est la marque de fabrique de l’Occident – toujours refouler au loin, y compris psychiquement, la violence qu’on exerce et les êtres qui en réchappent – est devenu trop coûteux. Images et voix témoignant du carnage passent à travers nos frontières militarisées et corrodent peu à peu le mur de l’indifférence. Ils sont relayés par des témoins qui découvrent le prix à payer pour garder les yeux ouverts et l’âme vive : criminalisation, marginalisation, diabolisation… N’empêche, ils continuent : ils parlent, et disent ce qu’ils voient. Et presque plus personne en Europe ne peut vraiment se sentir « innocent » devant ce génocide retransmis en direct.

Peut-être alors le temps est-il venu de regarder en face les passions guerrières dont les Blancs ont si longtemps joui à l’abri de leur prétendue irresponsabilité. Non pas pour se contenter de les condamner moralement, comme si cela allait suffire à les abolir. Mais pour opposer, comme le suggère l’autrice des Désirs guerriers de la modernité – d’autres devenirs à nos aspirations à nous mobiliser dans des intensités bien plus vastes que nous ; et pourquoi pas, par exemple, des désirs révolutionnaires ?

Judith BERNARD

Pour prolonger : Entretien Dans le texte avec Mathias DELORI : Guerres anti-terroristes : la violence libérale en actes.

Durée 84 min.

10 réponses à “La guerre, cet obscur objet du désir”

  1. quincieu

    excellent ! une bonne surprise ! gabriel

  2. Claude Danglot

    La convivialité du site s’est nettement dégradée après le changement de présentation, il n’est plus possible lorsque l’on abonné de récupérer facilement la vidéo de la semaine. Vos émission sont très intéressantes mais la qualité de votre site web n’est pas à leur hauteur.

  3. Judith BERNARD

    @Claude Danglot : quel problème rencontrez-vous exactement ? Le bouton « télécharger la vidéo » figure en bas de la fenêtre de visionnage, exactement comme dans l’ancienne version du site.

  4. Alain Ranier

    @JR
    Pas un fan aveugle de Lucbert/Lordon et de leur livre « Pulsion ». Plus de la moitié de l’ouvrage est consacré à un récit conceptuel qui , comme son nom l’indique, n’est pas trop basé sur l’expérience et peut être pris pour de l’idéalisme.

    Il n’empêche que la question de l’expression des affects individuels dans chaque situation historique mérite d’être posée tout comme la relation entre ces affects et les rapports sociaux. Sinon comment expliquer le racisme de certains électeurs rn (couches populaires exploitées blanches) par les seuls rapports de classe.
    Peut être que la psychanalyse n’est pas le bon outil pour étudier cette relation (c’est tout à fait concevable) mais on ne peut pas, à mon avis, ignorer cette interaction.

    Le livre de l’invitée s’appelle « les désirs guerriers de la modernité » , l’émission a pour titre « la guerre, cet obscur objet du désir ». Le désir est donc central dans le questionnement proposé ici. On ne peut pas faire faire, à mon avis, l’impasse du désir et des affects individuels.

  5. JR

    Alain Ranier
    Vous posez la question « Sinon comment expliquer le racisme de certains électeurs rn (couches populaires exploitées blanches) par les seuls rapports de classe. »
    Il me semble que la fragilité et la menace de déclassement de « certains électeurs rn », opportunément doublés d’une propagande de masse ouvertement raciste et à très grande échelle (toute l’Occident) suffisent à expliquer ce racisme; en outre il y a un fond raciste dans l’éducation des enfants, que ce soit en famille, à l’école; et plus tard au travail et au bistrot, etc.. Ce serait beaucoup plus intéressant de comprendre pourquoi et comment on en sort! Je pense qu’un site comme celui-ci, les ouvrages et les autrices et auteurs invité.e.s, leurs éditeurs, certains rares partis politiques, des associations, des hommes et des femmes engagé.e.s y contribuent. Mais malheureusement leurs voix restent mnoritaires ! (combien d’abonnés à Hors Série?)

  6. Alain Ranier

    @JR
    Pas un fan aveugle de Lucbert/Lordon et de leur livre « Pulsion ». Plus de la moitié de l’ouvrage est consacré à un récit conceptuel qui , comme son nom l’indique, n’est pas trop basé sur l’expérience et peut être pris pour de l’idéalisme.

    Il n’empêche que la question de l’expression des affects individuels dans chaque situation historique mérite d’être posée tout comme la relation entre ces affects et les rapports sociaux.
    Peut être que la psychanalyse n’est pas le bon outil pour les étudier mais on ne peut pas, à mon avis, les ignorer.

  7. Gerard Lebrun

    Je m’étonne de quelques commentaires à retard sur le livre de Lucbert/Lordon, Suite à l’émission, j’ai lu en entier Pulsion. Il et elle savaient que la critique serait assez négative, même avec quelques drôleries sur le fait de ne pas l’avoir lu, trop long et aussi sur le sujet de l’autisme. Pour avoir un peu travaillé sur le sujet à une époque, ces critiques qui viennent de lecteur de gauche, il me semble, mériteraient autre chose que l’anathème de disciple de Bettelheim. Sinon, il y a vraiment des trouvailles d’écriture à deux et j’attends de pouvoir lire le tome deux. Çà va décoiffer dans le Landerneau.
    Pour l’entretien avec Déborah Brosteaux, un grand merci, c’était encore une très belle découverte pour moi.
    J’ai mis plus de 3 jours avant d’écrire ce post, car c’est surtout au sujet de la haine et de son déni de l’homme blanc et de la position du juste dont il se réclame haut et fort. J’ai pensé au cérémonial à honorer les justes (les blancs caucasiens) à Yad Vashem et à l’usage qui pourrait encore en être fait aujourd’hui.
    Çà devient de plus en plus compliqué d’écrire un commentaire critique sans être immédiatement taxer d’une essentialisation.

  8. Alain Ranier

    @Gerard Lebrun
    Moi aussi, j’attends Pulsion II- Le retour 😉
    Le tome I de Pulsion et le prochain ont le mérite de poser la relation des affects individuels et des rapports sociaux . C’est à ce titre qu’il y a un retour « tardif » à l’ouvrage de Lucbert/Lordon … aussi parce que Judith Bernard en parle dans cette émission.
    S’il peut y avoir une controverse (dans le sens d’une discussion et non pas à base d’anathèmes) , c’est une excellente chose.

  9. JR

    Alain Ranier
    Vous posez la question « Sinon comment expliquer le racisme de certains électeurs rn (couches populaires exploitées blanches) par les seuls rapports de classe. »
    Il me semble que la fragilité et la menace de déclassement de « certains électeurs rn », opportunément doublés d’une propagande de masse ouvertement raciste et à très grande échelle (toute l’Occident) suffisent à expliquer ce racisme; en outre il y a un fond raciste dans l’éducation des enfants, que ce soit en famille, à l’école; et plus tard au travail. Ce serait beaucoup plus intéressant de comprendre pourquoi et comment on en sort! Je pense qu’un site comme celui-ci, les ouvrages et les autrices et auteurs invité.e.s, leurs éditeurs, certains rares partis politiques, des associations, des hommes et des femmes engagé.e.s y contribuent. Mais malheureusement leurs voix restent mnoritaires ! (combien d’abonnés à Hors Série?)

  10. Blowing in the Wind

    Je n’ai pour l’instant visionné que 40 mn de l’entretien, mais évidemment lu votre texte, Judith Bernard.
    Quelques remarques :
    « elle est voulue, aimée, et éprouvée dans la jouissance. » la guerre, dès lors qu’on la fait faire aux autres, n’y étant pas confronté dans sa chair ( et la chair de sa chair ), comme un macron qui en rêve pour les enfants qu’il n’aura jamais eus.

    Apollinaire qui avait en s’engageant en 14 le désir authentique de devenir vrai Français, lorsqu’il envoyait à Lou, du fond de ses tranchées, un poème ne manquait pas de le marquer, malgré tout son désir pour sa promise, du sceau de l’effroi :
    « Il faut que je reçoive ô mon Lou la mesure
    Exacte de ton doigt
    Car je veux te sculpter une bague très pure
    Dans un métal d’effroi. »

    « Les « modernes », comme les appelle Déborah Brosteaux, qu’on peut aussi appeler les « Blancs », » et en effet c’est du racisé, du basané, du coloré qu’on attaque ou qu’on envoie-t-en guerre , vêtu de cynisme candide et de peaux blanches ( ou de masques blancs pour nombre de relais médiatiques. )

    « Il se pourrait bien, pourtant, que ce dôme d’innocence soit en train d’exploser sous la tension de la guerre génocidaire menée en Palestine. » Possible mais pas sûr …

    Bien entendu, je vais aller au bout de l’entretien. 🙂

    p.-s. sur votre nouvelle présentation, je la trouve parfaite avec ses lettres noires sur fond blanc, ses possibilités de revenir à ses écrits indéfiniment, et tout le reste : élégance des pages, qualité des débats, inserts films ou vidéos, etc.
    .

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