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Fredric Jameson : historiciser toujours

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La mort de Fredric Jameson (1934-2024) en septembre dernier est passée quasiment inaperçue en France. Il n’en a pas été de même dans le monde anglophone, en Chine ou en Amérique latine, où Jameson est reconnu pour ce qu’il a effectivement été : l’un des théoriciens majeurs du dernier demi-siècle, auteur d’une œuvre monumentale qui couvre des domaines aussi variés que la critique littéraire, le cinéma, l’architecture, la philosophie et, plus largement, la quasi-totalité du champ culturel. L’historien britannique Perry Anderson l’a qualifiée de « point culminant du marxisme occidental », qui soutient la comparaison avec Lukacs ou Adorno.
Largement nourrie de la pensée française contemporaine – en particulier celle de Sartre, dont il fut l’un des spécialistes au niveau mondial, mais aussi d’Althusser, de Greimas et des figures du structuralisme des années 1960-1970 – l’œuvre de Jameson n’a bénéficié en France que d’une réception partielle et tardive. Extérieure au monde universitaire, elle est, à ce jour, presque entièrement le fruit de l’obstination d’éditeurs indépendants et de quelques chercheurs attentifs à ce marxisme qui a connu son moment d’épanouissement dans le monde anglophone au moment même où il battait en retraite en France et en Europe continentale.
Il est vrai que le projet de Jameson a de quoi dérouter les traditions intellectuelles françaises, y compris celles qui se réclament du marxisme. Plus qu’un créateur de concepts, ou un spécialiste d’un champ disciplinaire bien délimité, l’auteur de L’inconscient politique (1981) – sans doute son ouvrage théorique le plus ambitieux – a puisé dans un spectre très large d’approches – bien au-delà du marxisme – pour élaborer une méthode interprétative capable d’intégrer leurs apports tout en dépassant leur caractère partiel. Synthétique et, par bien des aspects, encyclopédique, ce projet n’a rien d’un éclectisme de bon aloi. Il se veut mise en mouvement dialectique d’une multiplicité de grilles d’analyse auxquelles il propose une mise en perspective totalisante que seul le marxisme, en tant que théorie de l’histoire et de son moteur, les luttes de classes, est en mesure d’offrir. De là sa célèbre maxime qui en résume le sens : « historicisez toujours ! ».
Jameson ne s’est ainsi pas contenté de mettre en œuvre sa méthode interprétative dans le seul domaine des corpus théoriques. Par son travail sur la « postmodernité », il a élaboré un diagnostic du présent, c’est-à-dire de la phase actuelle du capitalisme, de sa « logique culturelle » et de la façon dont celle-ci imprègne la perception d’un système d’autant plus omniprésent qu’il semble échapper à toute vue d’ensemble. C’est alors à une nouvelle « cartographie cognitive » qu’il s’agit de s’atteler pour contrecarrer un sens commun selon lequel, pour reprendre un autre adage jamesonien, il est devenu « plus facile d’imaginer aujourd’hui la fin du monde que la fin du capitalisme ».
Pour démêler ces fils, j’ai reçu deux connaisseurs de l’œuvre du théoricien étatsunien : Thierry Labica, enseignant-chercheur à l’université de Paris Nanterre, auteur de nombreuses études sur Jameson et les théoriciens marxistes anglophones, et Nicolas Vieillescazes, directeur des éditions Amsterdam, et qui, en tant qu’éditeur, commentateur et traducteur a organisé l’essentiel de la réception de l’œuvre jamesonienne en France.
Stathis Kouvélakis
6 réponses à “Fredric Jameson : historiciser toujours”
Intéressant ! Même si beaucoup de concept compliqués qui mériteraient d’être un peu plus explicité pour que l’on puisse bien suivre. Merci !
c’est rigolo j’ai peu saisi le propos comme si votre langue vous assignait à une classe laquelle je n’appartiens pas encore
Par quel livre de lui commencer?
Pour connaitre son oeuvre, j’ai fait des captures d’images des ouvrages que vous citiez et montriez, et ai demandé, hier, à trois librairies ( de province ) si elles les avaient en rayon. Non. Elles peuvent les commander mais ses ouvrages sont édités assez confidentiellement et semblent assez coûteux ; un projet de réédition, davantage grand public et à + petit prix ( type Poche ) serait appréciable.
D’autre part, j’ai aussi transporté mes iPhotos en bibliothèque municipale : auteur inconnu, de même sa mort, remarquée par la bibliothécaire sur la toile, mais cela a suscité son intérêt et elle va en parler à son équipe et probablement en commander ; elle m’a demandé lesquels en priorité, j’ai opté pour les livres sur Chandler et sur Brecht qui m’intéressaient ( à cause de ces auteurs ) mais peut-être aurais-je dû, – à finir d’écouter toute l’émission, aujourd’hui -, mieux choisir pour découvrir Jameson et son oeuvre …
Et l’auteur, lui-même, marxiste, théoricien, mais ne s’étant pas engagé ( physiquement ) dans des luttes, cela pourrait peut-être constituer une limite comme il a semblé, – entre concret et abstrait -, à moins qu’elle ne soit dépassée par sa pensée.
Remarques : « la disparition du temps au profit de l’espace » , « les métropoles/colonies » , « le Sud global », pistes que S K a évoquées au détour d’un propos avec ses invités, qui relançaient l’intérêt …
En tout cas, découverte passionnante !
.Merci pour les commentaires, en particulier « Blowing in the wind » pour ses démarches.
Pour accéder à l’œuvre foisonnante de Jameson dans ce qu’elle a de plus original, c’est-à-dire dans son appareillage théorique propre, les deux ouvrages (traduits en français) à recommander sont ceux dont il est question d’une façon systématique dans l’émission à savoir L’inconscient politique et Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (malgré une traduction défectueuse pour ce dernier). Oui, ce sont des « petits éditeurs » (parfois prestigieux, comme l’École des Beaux-arts) qui se sont intéressés à lui, mais sans eux rien n’aurait été fait. Par ailleurs, ces ouvrages peuvent parfaitement être commandés.
Jameson est un auteur notoirement difficile d’accès: pas tellement à cause de son style mais surtout à cause de son aspect « métathéorique », théorique au carré, son aspect « théorie sur la théorie ». En ce sens, il est vrai que commencer par l’une de ses monographies consacrées à des auteurs spécifiques (Brecht ou Chandler) a quelques avantages: on gagne en accessibilité mais on risque de perdre la vue d’ensemble sur l’entreprise théorique.
Il n’était pas simple de présenter un tel auteur à un public plus large mais nous nous sommes efforcés d’être, autant que faire se peut, pédagogiques. Sans se faire des illusions, ce ne sera jamais un auteur « populaire », surtout à une époque comme la nôtre.
Dernière chose: ma perception du profil sociologique des abonné.e.s de Hors série est qu’il est assez homogène, à savoir constitué de la petite-bourgeoisie intellectuelle, à laquelle j’appartiens moi-même. Les petites saillies « populistes » sur le niveau de langue et l’assignation de classe qui en découlent me semblent donc gratuites ou amusantes, comme on voudra.bonjour
pour lire Jameson, il y a bien sur les deux ouvrages majeurs (et les plus connus, avec Marxism and Form, peut-être) disponibles en français: L’Inconscient politique, et Le Postmodernisme (…), qui correspondent à deux conjonctures intellectuelles bien distinctes, le second actant une certaine remise en cause des études littéraires encore tenues pour centrales dans le premier.
Si on lit l’anglais, deux autres livres paraissent très utiles. Jameson on Jameson: Conversations on Cultural Marxism, Duke university press, 2007, qui regroupe des entretiens conduits entre 1982 et 2005, avec divers interlocuteurs et interlocutrices. C’est du Jameson en général très clair, très lisible et capable d’un franc parler très appréciable. L’autre livre est The Cultural Turn: Selected Writings on the Postmodern, Verso, 1998, qui regroupe divers textes dont les premiers au moins, de mémoire, sont d’une lecture très abordable, ce qui, certes, n’est pas toujours le cas avec FJ.
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