Du rififi dans l’ordre symbolique

avec Frédéric LORDON
publiée le
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animée par Judith BERNARD

Maintenant, on sait : ce qu’on aurait fait si on avait été témoin d’un génocide, qui plus est d’un génocide que notre propre gouvernement aurait soutenu et en partie armé. Ce qu’on aurait fait ? Ce qu’on vient de faire pendant les dix-huit derniers mois.

Bien sûr, on a fait ce qu’on pouvait – dans la société qui est la nôtre, c’est-à-dire dans son ordre symbolique propre. Un ordre symbolique, ça hiérarchise les valeurs, ça donne des autorisations pour les dire, et ça ne les donne pas également à tous : si vous n’êtes rien ni personne dans l’ordre de la grandeur sociale, vous pouvez crier, manifester, dénoncer, appeler un chat un chat et un génocide un génocide, vous ne serez pas entendu, ou bien vous passerez pour criminel ou fou. Mais un ordre symbolique, ça évolue ; c’est le propre des sociétés humaines : elles se donnent des cadres normatifs, qu’elles présentent comme immuables, mais qu’elles refaçonnent sans cesse, au gré des dynamiques affectives qui les travaillent, dynamiques antagonistes qui se confrontent pour tenter d’obtenir l’ascendant sur leurs rivales, toutes en quête du Graal de la logique passionnelle : l’hégémonie.

On aura reconnu les termes de la philosophie spinoziste telle que Frédéric Lordon la travaille, pour rendre raison de ce qui nous arrive. Or ce qui vient de nous arriver est particulièrement intéressant à cet égard : dans notre ordre symbolique, il y a eu un bougé. Un léger bougé, qui ne sauve pas les Palestiniens du massacre toujours en cours, mais qui reconfigure le périmètre de ce qui est dicible (c’est-à-dire audible, admis par la majorité), un bougé qui restaure des valeurs que nous peinions à imposer (une vie vaut une vie), et remet en discussion ce qui allait sans dire : l’axiome sioniste, par exemple, ne peut plus cadrer le débat sans être formulé, voire interrogé, et dans le meilleur des cas dénoncé comme persistance du paradigme colonial le plus funeste. Il aura fallu qu’un seuil critique soit franchi, que quelques véridicteurs bien placés se déplacent légèrement, et la mimétique passionnelle des gardiens de l’ordre fait le reste.

Tout reste à faire, bien sûr, car dans le monde réel les effets d’inertie pèsent mille tonnes, mais la leçon, toujours la même, est décisive ; la plasticité de l’ordre social est bien réelle, elle donne prise à la politique, laquelle est affaire de dynamiques affectives collectives qu’il s’agit d’orienter dans le sens du meilleur. C’est la grande affaire de la gauche radicale dans son dialogue avec la pensée décoloniale, et l’objet d’un débat qui se forme autour des conditions de formation d’un bloc contre-hégémonique capable de nous arracher à la catastrophe.

Il y faut l’alliance des prolétaires blancs et des indigènes, laquelle ne peut s’édifier que sur des affects communs, qui sont donc à détecter et à cultiver. Quels affects ? C’est toute la question. Les affects de colère et de haine y sont puissants, et jusqu’alors méthodiquement cultivés par l’extrême droite et l’extrême centre à des fins qui ne sont pas les nôtres ; quelle offre peut-on leur faire, à ces dynamiques affectives ? Quelle proposition pulsionnelle formuler qui soit à la hauteur des intensités promises par les expériences de la violence et de la guerre ? Quelle communauté édifier, quelle appartenance valoriser, qui permette de faire converger les rêves, les désirs, et toute l’énergie politique de ceux que l’ordre capitaliste impérialiste maltraite et persécute, et qui sont les seuls à pouvoir nous en sauver ? Il ne suffit pas d’un entretien pour en répondre ; mais disons qu’avec Frédéric Lordon, on y travaille comme on peut. En cette matière aussi, on fait toujours ce qu’on peut.  

Judith BERNARD

Durée 108 min.

9 réponses à “Du rififi dans l’ordre symbolique”

  1. Odile Biron-Mazella

    Bonjour
    Merci à votre équipe et à Frédéric Lordon de nous offrir, une fois de plus, des pistes pour penser le monde.
    Vous faites, tous, un travail primordial.
    Je n’ai pas vu le temps passer tant ce moment était dense.
    Merci encore

  2. Maud Assila

    Merci pour cette conversation absolument passionnante. Après l’émission avec Déborah V. Brousteau et celle avec Mathias Delori que j’ai découverte dans la foulée se dessine ici un paysage riche et, je crois, particulièrement lucide des affects contemporains. Ca fait du bien d’entendre de telles analyses. Au sujet de Tardes de Soledad, je me permets de renvoyer à une critique que j’avais écrite à sa sortie. Dans le documentaire, le péril que court le torero m’a semblé largement « gonflé » par le premier intéressé et la cuadrila. Précisément, comme l’indique très bien Frédéric Lordon, parce que tout ça n’est qu’affaire de regard, de rétribution et de prestige : https://blogs.mediapart.fr/maud-assila/blog/280425/tardes-de-soledad-les-toreros-ou-la-mise-mort-dun-mythe

  3. Etienne Cetaire

    Mille mercis à vous deux. Malgré la pensée complexe de Frédéric, ou peut-être grâce à elle, cette conversation fut d’une richesse rare — une invitation à méditer, à questionner, à ouvrir encore mille portes. Et en se questionnant, on entrevoit l’action possible. Quand la parole devient agissante, elle ne se contente pas de nommer : elle transforme. Croire, savoir, connaître… ou comment passer du vertige des idées à l’élan du réel.

  4. MONIA HALIOUI

    Je voudrais simplement faire remarquer que la veille du 07 mai, Bezalel Smotrich déclare : « Gaza sera détruite ».
    Il lâche litteralement le morceau et rend de ce fait impossible la poursuite du discours qui consistait jusque là à dire « l’intention génocidaire est inexistante ».

  5. jacques soyer

    Merci pour cette excellente émission.

  6. Judith BERNARD

    @Monia Halioui : il faut néanmoins rappeler que dès le 9 octobre 2023, l’intention génocidaire est pratiquement explicite dans les propos des autorités israëliennes : “Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas de nourriture. Pas d’eau. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.” ; “Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était. Il n’y aura plus de Hamas. Nous éliminerons tout.” ; “C’est toute une nation qui est responsable. Je ne crois pas à la rhétorique des civils innocents. Nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale.” Tous ces propos datent de l’automne 2023 ; et ne seront vraiment compris qu’au printemps 2025.

  7. Alain Ranier

    Dommage que la troisième partie soit si réduite (à partir du 1h35mn) .Le sujet de la construction d’un contre-hégémonie à base pulsionnelle paraissait intéressant, il n’est qu’effleuré.
    A vrai dire, je n’ai pas bien compris ce que venait faire dans cette entrevue le développement sur les pulsions guerrières, le film sur la tauromachie et le grimpeur de falaises. Sauf à démontrer que l’approche spinozo-lordonnienne autour des affects est une nouvelle fois efficace dans l’approche des sociétés humaines (cela est dit sans ironie aucune).
    La première partie (jusqu’à 57 mn) a , quant à elle, satisfait ma curiosité : elle correspond au titre de l’émission « du rififi dans l’ordre symbolique » et nous montre que cet ordre peut être bougé. On y voit comment les journalistes (sens 2) protègent l’hégémonie (ce sont ses « gardiens de porte » ,je vois dans ce terme une analogie avec les chérubins de la Genèse chargé de garder l’arbre de vie). J’ai aussi apprécié le commentaire de Lordon qui dit que ne pas travailler ses sujets, c’est laisser parler l’hégémonie.

    Pour une fois, votre amitié et votre complicité intellectuelle avec Lordon vous ont joué des tours : embarqué dans une conversation brillante, vous avez oublié l’heure et vous avez négligé la dernière partie. Il ne vous reste plus qu’à inviter FL de nouveau et pourquoi ne pas l’interroger sur la réception de « Pulsion » par les marxistes « purs » qui analysent le monde en termes de pur rapport de classe à la différence de FL et de Houria Bouteldja qui y ajoutent les récits individuels,collectifs et pulsionnels. Un bon moyen pour reboucler sur la 3ème partie (trop courte) de cet entretien.

  8. pierre mas

    Émission lumineuse merci pour toutes ces analyses très pointues qui éclairent avec force des intuitions éparses et des questions sans réponses qui me tiraillaient dans cette période désespérante.
    En désaccord avec Frédéric Lordon sur ses pudeurs dans le choix des mots et des thèmes identitaires comme quoi un esprit si aiguisé peut manquer de … flair (un concept qui va faire bouillir les bricoleurs marxistes)
    Evidemment que la réappropriation des fétiches républicains patriotiques par les noirs et les arabes décoloniaux ferait un « contre uno » très efficace je ne vois pas problème? En tant qu’afrodescendant encore moins.
    Pourquoi ne veut il pas de ce qui serait un puissant « dôme de fer » en terme de contre-propagande ?
    Je n’ai pas fini l’émission va t il me convaincre ?

  9. titou

    Belle émission , comme toujours avec Judith et FL , celui-ci a , hélas, un manque dans la compréhension de la médecine actuelle.
    Son analyse de phénomène COVID reste marqué par les médias dominants . Cela a été un plaisir d’entendre parler enfin de sionisme, ce qu’Arrêt sur Images a fait d’une manière peu éthique. Vous avez été très gentils avec ce que l’on appelle « journaliste » de nos jours: ce sont au mieux des perroquets mais ils sont pour la plupart des « prestitués » surtout quand on parle de la Palestine.Une analyse de la Russophobie mériterait une émission! Elle dure depuis 1000ans selon certain…Et les trotskistes sont à la ramasse dans ce domaine.

    En tous cas la situation se tend dans tous les domaines et les espaces de dialogue périclitent à vue d’oeil…

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