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Du capitalisme, du racisme et de leurs rapports

Dans le Texte

Houria Bouteldja et Frédéric Lordon

Ça fait longtemps qu'on en rêvait, Hors-Série, enfin, l'a fait : permettre la rencontre et le dialogue de Houria Bouteldja et de Frédéric Lordon, autour de l'articulation entre capitalisme et racisme. Lordon, c'est pour ainsi dire la première pierre, dans le socle fondateur de Hors-Série. C'est la lecture de Capitalisme, désir et servitude, en 2010, qui a déterminé ma politisation "à gauche toute", qui lui a fourni son architecture intellectuelle et m'a inscrite dans l'exigence d'un anticapitalisme conséquent qui ne devait plus jamais désarmer. C'est cette position qui m'a conduite à quitter la tutelle d'Arrêt sur images, pour fonder à travers Hors-Série un média indépendant ayant rompu avec les mythes et les mirages de la "neutralité" médiatique.

Puis en 2016, j'ai découvert la pensée de Houria Bouteldja, et cette rencontre politique et intellectuelle n'a pas été moins décisive : elle a métamorphosé ma compréhension du monde, en m'éclairant irréversiblement sur la domination d'une Blanchité dont je n'avais jusqu'alors qu'une vague intuition. La théorie décoloniale, l'antiracisme politique, m'ont permis de compléter le tableau analytique, en mesurant le rôle structurant du racisme dans les rapports économiques et sociaux.

Seulement voilà : de prime abord, leurs deux pensées cheminaient sans se rencontrer. Dans les premiers livres, Houria ne parlait pas de capitalisme, Frédéric ne parlait pas de racisme. Et puis leurs positions ont évolué : chacun s'est mis à élargir la focale pour embrasser du regard ce territoire thématique voisin du sien, et au passage l'un et l'autre - mais pas simultanément - ont entrepris de penser le désir de nation, de souveraineté populaire, la haine de l'Union Européenne, et l'hypothèse stratégique du Frexit. Ils s'étaient lus l'un l'autre sans doute, guettés peut-être, et leur écriture montrait les signes d'une disponibilité au dialogue.

Un dialogue contradictoire, puisque Frédéric s'emploie à démontrer, dans Figures du communisme (2021) que capitalisme et racisme, s'ils entretiennent des rapports étroits qu'il faut reconnaître et décrire, n'en sont pas pour autant consubstantiels l'un à l'autre, tandis que Houria, dans Beaufs et Barbares (2023) observe l'avènement du capitalisme et du racisme systémique dans une même genèse coloniale. Entre les deux pourtant, un accord sur le projet - concevoir et favoriser les alliances susceptibles de former un bloc contre-hégémonique ; un accord plus fondamental encore sur le cadre de pensée - celui du matérialisme historique ; des dissonances sur certains points théoriques (consubstantialité or not consubstantialité ?) : les ingrédients d'un vrai débat étaient rassemblés.

Ne restait plus que le cadre et le prétexte : les 10 ans de Hors-Série. Parce que Hors-Série est l'un des espaces qui les a l'un et l'autre accueillis avec le plus de constance et de considération. Parce que Hors-Série leur doit à tous deux une bonne part de son logiciel politique. Parce qu'une décennie d'entretiens menés avec autant d'exigence intellectuelle que de passion politique, ça se fête.

Ils ont dit oui sans la moindre hésitation : c'est que l'heure était venue, et que l'endroit était le bon. Ils ont fait honneur à l'invitation de la plus belle des manières : en cheminant sincèrement l'un vers l'autre, soucieux de se comprendre et de s'articuler, tout en ne cédant rien de ce qui fait la puissance de leur position énonciative. Le théoricien du capitalisme par les affects et la militante de l'antiracisme politique savent devoir l'un l'autre s'écouter sans se confondre, et se reconnaître sans se perdre : la division du travail politique bien comprise est, potentiellement, un ferment révolutionnaire.

La rencontre, donc, a bel et bien eu lieu. Le dialogue a pris son essor, tant et si bien qu'il aurait voulu se prolonger ; après plus de deux heures de discussion, j'ai dû les interrompre, c'était un peu brutal et même un crève-coeur : j'ai privé Houria de la possibilité de répondre aux dernières propositions de Frédéric, cette perspective communiste qu'il ouvrait comme horizon d'émancipation universelle par delà les frontières de la race. Elle avait des choses à objecter, mais nous devions rendre le Lieu-Dit à son activité normale et avions largement dépassé le format annoncé. Gageons que cette frustration terminale nourrira des appétits de reprise, de poursuite, d'addendum ou de post-scriptum : autant dire que tout ça ne fait que commencer.

 Judith BERNARD

Dans le Texte , émission publiée le 07/12/2024
Durée de l'émission : 135 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

24 commentaires postés

Très intéressant, j'étais sceptique sur la capacité à échanger de Lordon et Bouteldja, mais comme le dit Lordon pour conclure "la rencontre a (finalement) eu lieu". L'intérêt de la discussion est de voir le contraste à la fois entre deux pensées mais au fond entre un bourgeois blanc et une "indigène". C'est comme si la forme de la discussion rejoignait le fond. Car comment ne pas voir cette écart entre la pensée si précise et construite de Lordon mais qui laisse en quelque sorte inerte et la pensée directe et vivifiante de Bouteldja qui incite à l'action.

Pour la stratégie, Bouteldja m'a plus convaincu. Réunir petits blancs et arabes sur un axe minimal d'entente : la fin de l'UE et par la même blesser la classe dominante. Puis oeuvrer sur cette faille. Mais comment éviter la dérive des affects nationalistes comme le redoute Lordon ? En prévoyant la suite, mais cela n'a pas été évoqué. En ce qui concerne Lordon j'ai la sensation qu'il n'y a pas vraiment de stratégie si ce n'est attendre l'instant révolutionnaire. Et quid de la stratégie de la gauche électoraliste de la LFI qui est de bâtir un bloc des "barbares" et classe moyenne diplômée pour conquérir le pouvoir, faire des mesures en faveur à la fois des beaufs et des barbares pour détourner les premiers des identifications notamment racistes. C'aurait été intéressant de prendre un temps pour en discuter.

En espérant une suite :).

Par Vincent B, le 08/01/2025 à 00h18

.
Vu en plusieurs époques ... rencontre intéressante, menée artistement par J. Bernard. Merci à elle.

De H. Bouteldja, j'ai noté, entre autre « Libérer les Palestiniens de la question juive. » et « Je ne connais aucun indigène qui dit : « je suis un européen. »»
Dans les deux cas, il s'agit de (se) sortir d'affaire et on le voit, - à l’Orient en particulier -, l'affaire n'est pas mince. ;-)
J’ai apprécié aussi qu'elle cite les noms ( photos, écrits ) visibles à l’écran, de ceux qui accompagnent son parcours.
De F. Lordon, m'a intéressé, entre autre aussi, la référence à Lacan et ce « Je me sauve de l’effondrement. » avec un nécessaire de survie identificatoire ». Je trouve ça très fort, très juste. Et son pendant, il s'agit de proposer une « identification de qualité, une proposition pulsionnelle » qui sorte les « malmenés » de la projection infériorisante/supériorisante ; oui mais comment ... ?
Je pense que la notion d'effondrement possible,- comme dans les cas de psychose -, est fondamentale.
La proposition de HB à savoir « l’islam politique » , si elle suscite des réserves, trouve en ce moment en Syrie une sorte d'exemple étonnant, étranger, observé avec circonspection et néanmoins intérêt ; les vainqueurs de Assad s'en réclament et parallèlement, ils tentent, on dirait bien, en tout cas pour l'instant, d'ouvrir le champ ; ça reste évidemment à suivre "eyes wide opened" ...

Mise en scène : derrière la vitre, des auditeurs ( on l’ignorait jusqu’à ce que J. Bernard nous le dise ), leurs faces, pour certaines, frappantes et s’incrusant dans le tableau, et puis il y a un homme-Tournesol, comme si un Van Gogh vivant frappait à la vitre et déclarait son nom :-)

Le Lieu-Dit ferme, on l’apprend aujourd’hui, bad news :-(
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Par Blowing in the Wind, le 20/12/2024 à 15h16 ( modifié le 20/12/2024 à 16h48 )

J'ai quelques doutes sur l'approche de Frédéric Lordon ou même d'Houria Bouteldja, en termes de propositions "identificatoires" pour les "petits blancs". Certes, ils interviennent pour une part, mais il ne faudrait pas délaisser l'aspect salarial, ou l'aspect luttes sociales c'est à dire faire reculer les affects de concurrence entre travailleurs ou développer l'investissement pour des causes sociales, municipales, sociétales, écologiques etc. Les processus identificatoires sont des constructions actives, en situation. Sinon, l'on retombe dans des "solutions" imaginaires, nous serions lojn d'un matérialisme des situations concrètes. Je craignais qu'il y ait aussi, du reste, un.e absent dans ce débat c'est la question de l'écologie en rapport avec ces enjeux de racisme post-colonial. Lordon aborde un peu ces questions à la fin, c'est un peu court.

Par Fabien S., le 18/12/2024 à 00h54 ( modifié le 18/12/2024 à 01h23 )

Debat interessant et complémentaire .

Par joseph ibanez, le 16/12/2024 à 23h08

Très intéressant. Toutefois je rejoins le commentaire de Jonathan Emery posté le 8/12 (F.Portefaix - 15/12)

Par François Portefaix, le 15/12/2024 à 10h27 ( modifié le 15/12/2024 à 10h28 )

Très intéressant. Toutefois je rejoins le commentaire de Jonathan Emery posté le 8/12 (F.Portefaix - 15/12)

Par François Portefaix, le 15/12/2024 à 10h27

Pourquoi ne pas inviter Sylvie Laurent pour son livre "Capital et race Histoire d'une hydre moderne"?

Par Alain Ranier , le 14/12/2024 à 17h24

@Abracadabra. Le nouveau site est prêt ! Nos émissions y sont intégrés. Nous y intégrons actuellement nos premiers articles. Mais les webmasters continuent de faire une batterie de tests afin que le transfert des données relatives aux abonnés se déroule sans bug et que vous ne rencontriez aucun problème d'accès, une fois q'il sera en ligne. Mais c'est pour très bientôt !

Par Raphaël, le 14/12/2024 à 10h46

Nouvelle abonnée et ravie de l'être ! Houria et Lordon passionnant !!!

Par Paula LEMOS, le 11/12/2024 à 20h59

Où en est la refonte du site ? Ca va faire bientôt un an que la cagnotte a été lancée.

Par Abracadabra, le 11/12/2024 à 19h39

Merci beaucoup ! La rencontre devra à nouveau avoir lieu

Par Aurélien Esgonnière du Thibeuf, le 10/12/2024 à 12h10 ( modifié le 10/12/2024 à 12h12 )

Superbe discussion, attendue depuis fort longtemps ! Merci à Frédéric et Houria, et merci à Hors-Série :) Vivement le triomphe du communisme décolonial camarades !

Par Andrea Rochat, le 10/12/2024 à 00h04

❤❤❤

Par franck, le 08/12/2024 à 23h25

Merci pour vos commentaires et votre soutien sans lequel tout ceci ne serait pas possible.

Par Raphaël, le 08/12/2024 à 18h37 ( modifié le 08/12/2024 à 18h37 )

En deux heures les possibilités d'aborder et d'expliciter des champs aussi vaste,relève du record "olympique"(donc une grosse bêtise)
Cet échange nous montre toutes la pertinence et l'urgence des champs des possibles !
Merci à vous trois...Salut et fraternité.

Par pierre de noel, le 08/12/2024 à 13h20

Bel échange, c'est toujours trop court, merci de l'avoir organisé, enregistré et diffusé.
Je regrette que Houria ait eu moins la parole, moins l'initiative pour les sujet abordés, surtout dans leur angle d'attaque, que Frédéric; et pas de mot conclusif.
Le décalage était assez palpable.

Par Jonathan Emery, le 08/12/2024 à 11h49

Même le Figaro en parle...
Quelle célébrité !
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/houria-bouteldja-et-frederic-lordon-les-noces-du-marxisme-et-de-l-indigenisme-dans-un-bar-militant-de-l-est-parisien-20241125

Par Alain Ranier , le 08/12/2024 à 10h37

Merci Hors série. Génial entretien

Par Framboise BOIS, le 07/12/2024 à 22h16

Incroyable rencontre !!!! Merci Houria d'être toujours la pour nous, de nous représenter et de nous rendre une dignité bafouée par l'état raciste qu'est la France.
Frédéric Lordon je ne comprends pas tout mais c'est toujours un plaisir de l'écouter, ce petit côté facétieux est très attachant.
Enfin merci Hors Série et Judith de créer ces évènements dont nous avons tant besoin.
Aniah une barbare et fière de l'être !

Par Aniah SAEED, le 07/12/2024 à 20h11

hétérodoxe...pourquoi pas communiste ? ;) merci pour tout ce que vous faites par ailleurs.

Par Giovanni Anticona, le 07/12/2024 à 18h36

Passionnant

Par Catherine Decharriere_1, le 07/12/2024 à 18h28

Ce serait bien de poursuivre la discussion le plus tôt possible.
Le sujet est complexe et appelle de nombreuses questions qui se croisent. Elles sont formulées de manière très différentes par chacun. Le format se prête à cette difficulté.
Le contexte politique nécessite d'être éclairé et de comprendre de ce qui se déroule sous nos yeux.
Merci à Madame Bouteldja et Monsieur Lordon.
Merci bien sûr à Judith Bernard de permettre ces échanges.

Par Dominique L, le 07/12/2024 à 15h46

Dédicace à l'énorme Chad vapoteur derrière Frédéric et Judith

Par Ibtissem Bayou, le 07/12/2024 à 15h44

Quel régal! Merci!

Par Anne-Sophie Lanier, le 07/12/2024 à 15h05