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Au vu du contexte actuel

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État d'ordures

Qui s'en souvient ? C'était il y a trois ans : le président annonçait le confinement de toute la population française - moins les "essentiel.le.s". C'était il y a une éternité, puisqu'on les a manifestement oublié.e.s, les "essentiel.le.s" : ils et elles sont depuis des semaines dans la rue contre une réforme des retraites parfaitement sourde à leurs cris, ils et elles sont en grève ou en blocages, et marchent désormais contre le 49.3 qui vient d'être annoncé. Pour l'anniversaire de ce confinement, et en mémoire des essentiel.le.s - qui n'ont jamais cessé de l'être, comme en témoignent les montagnes de détritus qui jonchent les trottoirs parisiens - nous vous proposons cette petite pépite cinématographique : un court-métrage (20') de Jean-Marc Moutout, intitulé Au vu du contexte actuel, réalisé en 2021.

Adapté d'une pièce d'Octave Mirbeau, L'Epidémie (1898), qui montre un aréopage bourgeois aux prises avec les prémisses d'une crise sanitaire dans une ville portuaire, le film résonne incroyablement avec notre présent. Certes, nous ne pensons plus guère à la pandémie, nous ne voulons même plus rien en savoir, et le confinement - pourtant traumatique - nous paraît d'un autre âge... Mais la satire féroce de la bourgeoisie, de Mirbeau jusqu'à nous, n'a pas pris la moindre ride : l'Etat d'ordures qui préside à nos destinées y est magistralement représenté.

Tout est jubilatoire dans ce grand-petit film de Moutout : le jeu d'acteurs, somptueux, incarnant avec délectation la superbe indifférence bourgeoise au fléau sanitaire, aussi longtemps qu'il ne paraît frapper qu'au loin, les gueux (et les militaires, pour qui "mourir est un devoir, un honneur !"), puis l'empathie hystérique dès lors qu'un des leurs est frappé par la maladie et que le mal touche leurs quartiers. Le travail musical et sonore, à la fois subtil et omniprésent, qui déplace le récit vers une inquiétante étrangeté, permet à la fois de l'arracher à la stricte reconstitution historique, et de faire vibrer en nous la corde de la persistante angoisse que nous inspirent ces fieffés salopards, toujours les mêmes, depuis le XIXème siècle, empoisonneurs tout pleins de leur morgue, de leur vanité, de leur mépris : des ordures, décidément.

Ceux que portraiturait Mirbeau ont ce double avantage : ils parlent une langue magnifique (tandis que nos puissants d'aujourd'hui ne savent plus guère faire une phrase), et se croient entre eux, se déboutonnant avec d'autant plus d'indécence qu'ils s'estiment très admirables. Mais la caméra de Moutout est là qui capte tout, flottant, faussement erratique, à l'affût d'un regard perdu, d'un voile d'inquiétude, d'un frémissement infime de la lèvre, où se perçoit malgré tout que, derrière ses éléments de langage, le pouvoir tremble. Il mourrait plutôt que de l'admettre, mais il doute, de son bon droit sinon de sa force ; une fêlure le travaille, que ce grand-petit film, facétieusement, observe et nous offre en pâture. C'est un cadeau de cinéma. C'est aussi un cadeau politique, dont nous ne saurions mésuser en ces temps instables où tout pourrait basculer.

Judith BERNARD

 

Au vu du contexte actuel, Jean-Marc Moutout, 2021 (21 mn)
Avec : Hervé Pierre, Alain Lenglet, Maxime d'Abboville, Benjamin Boyer, Thierry Gibault, Régis Royer.
Jean-Marc Moutout est réalisateur, il a notamment signé les films suivants: Violence des échanges en milieu tempéré (2003), La Fabrique des sentiments (2008), De bon matin (2011), Victor Hugo, ennemi d’État (TV, 2018 )...

En accès libre , émission publiée le 16/03/2023
Durée de l'émission : 21 minutes

Commentaires

6 commentaires postés

Une merveille
et pour reprendre les mots de Judith "Tout est jubilatoire dans ce grand-petit film de Moutout"

Par Bernard67, le 02/09/2023 à 18h48

MERCI !

Par Totorugo, le 23/03/2023 à 09h56

Mirbeau comme Courteline étaient des génies !! En une courte pièce , Mirbeau démonte avec beaucoup d'humour la contradiction existant entre les propos des protagonistes, du début de la pièce et à sa fin !! Texte qui "met en scène" la parfaite démonstration du contraire du principe de non contradiction, principe cher aux philosophes, aux juristes, aux théologiens, aux psychanalystes. On ne peut pas affirmer une chose et son contraire sans souffrir d'une absence totale de raison que l'on retrouve dans l'anamnèse du patient psychotique.. et dans les discours de certains de nos politiques entre autres !!! Pouvoir et déraison se donnent souvent la main !!

Par franny's, le 18/03/2023 à 18h51

Merci pour ce petit chef d'œuvre. C'est bien joué, bien écrit (ce qui n'est pas tellement étonnant, si c'est une adaptation de Mirbeau) et très actuel (hélas!).

Par J. Grau , le 17/03/2023 à 21h37

j'ai ri , beaucoup ri , comme si j'avais un moliere ,merci de ce cadeau

Par bernejo, le 17/03/2023 à 09h51

Ha ha merci le "je ne crois pas à la nocivité (NDA : nocuité dans le texte original) de la pourriture" résume assez bien le propos :)


Sinon échos et résonnance d'aujourd'hui : https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/03/17/reforme-des-retraites-aurore-berge-demande-au-ministere-de-l-interieur-d-assurer-la-protection-des-parlementaires_6165808_823448.html

Par Abracadabra, le 17/03/2023 à 08h07 ( modifié le 17/03/2023 à 08h10 )