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Beaufs et Barbares

Dans le Texte

Houria Bouteldja

Comme souvent, nous voici en pleine crise sociale : les ordures s'amoncèlent sur les trottoirs, l'odeur de l'émeute flotte ici et là, et d'innombrables foules parcourent les rues pour dénoncer un gouvernement néolibéral dans lequel elles ne se reconnaissent nullement. Cette fois c'est contre la réforme des retraites, aussi absurde que cynique, mais les sujets de discorde ne manquent pas, et se succèdent de mandat en mandat ; la "démocratie" française, avalée par le capitalisme, n'en finit pas de trahir ses promesses. Entre le peuple et l'État ça coince, ça fulmine et ça n'est pas loin d'exploser complètement. Il y a quelque chose de pourri dans ce royaume-là.

Mais quoi donc ? Pourquoi le peuple ne parvient-il jamais à porter au pouvoir des gouvernants capables de servir l'intérêt général ? On le constate à chaque scrutin : les programmes les plus émancipateurs ne rencontrent pas les succès électoraux qu'ils méritent. Les abstentionnistes leur tournent le dos, les trop fâchés se tournent vers l'extrême-droite. Et de décennie en décennie, le néolibéralisme triomphant poursuit son saccage tandis que les symptômes de fascisation s'accumulent. Fatalité ?

Il reste quelques penseurs pour ne pas s'y résoudre, tenter de diagnostiquer les maladies qui frappent le corps social, et proposer des stratégies pour le remettre debout, puissant et digne. Houria Bouteldja est de ceux-là. Elle le fait depuis son lieu : l'antiracisme politique, farouchement autonome, qui lui a valu bien des avanies. Elle n'a jamais désarmé, si violentes que soient les campagnes de calomnie qui l'ont prise pour cible, et persiste à faire effort, en quête de vérité et d'efficacité - pour rendre à la politique sa dignité et sa puissance.

Vérité : Houria nous invite à regarder en face la Blanchité dont nous sommes captifs. La division raciale est vieille comme l'Etat-Nation, qui s'en sert pour diviser les classes subalternes, concédant quelques privilèges à ceux qu'il reconnaît comme ses citoyens de plein droit, infériorisant ceux qui servent de repoussoirs ou d'ennemis intérieurs, et qui seront maximalement exploités, invisibilisant complètement enfin le martyre des damnés de la terre sur lequel il assure sa rente impérialiste. De cette longue histoire du racisme étatique, la gauche s'est rendue complice, trahissant l'internationalisme dont elle aurait dû être la gardienne. Ni le Parti Communiste Français ni la CGT, pour prendre les deux exemples dont Houria examine la ligne politique au fil des décennies, n'ont résisté à l'appel de la Blanchité : les communistes, méfiants à l'égard des luttes autonomes des ouvriers non-blancs ou des indépendantistes des colonies en voie d'émancipation, ont choisi d'ignorer les préceptes de la IIIème internationale, qui leur commandaient de "dévoiler impitoyablement les prouesses de leurs impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en faits, tout mouvement d'émancipation dans les colonies, d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux". Faut-il que ce soit celle qui se dit "Indigène" qui rappelle la gauche française à sa mission historique ? C'est qu'elle pense aussi en stratège, et vise l'efficacité.

Efficacité : pour renverser le pouvoir capitaliste qui nous livre à la guerre et à la mort, il faut rendre le prolétariat à sa puissance, ce qui suppose d'abord de l'unir. Le socle marxiste de ses propositions politiques est désormais parfaitement explicite ; mais elle le prolonge avec ses analyses décoloniales, et fait apparaître la barrière de la division raciale comme principal obstacle à faire tomber. Pour produire les conditions d'une alliance entre tous les subalternes, pour faire un "Nous" puissant dans lequel se tiennent ensemble Beaufs et Barbares, il faut arracher les petits Blancs à leur Blanchité, vers laquelle ils inclinent d'autant plus que l'Etat les dépouille inexorablement des acquis sociaux qu'il leur avait temporairement concédés. Il faut rebâtir leur dignité, et qu'elle ne se confonde plus avec la puissance blanche. Il faut leur parler, ce que l'extrême-gauche, dont ce devrait être la vocation, échoue à faire ; il faut d'abord les écouter, ce qu'en Indigène Houria parvient à faire - avoir grandi parmi les petits, non-blancs ou blancs, procure une sensibilité très affûtée. Entendre leur demande de nation, y puiser le potentiel de citoyenneté révolutionnaire. Prendre acte de leur malaise, y compris, celui, si difficile à politiser, de leur masculinité. Si la Blanchité est "une béance", "un trou", comme dit Houria, c'est peut-être aussi le signe d'une blessure, qu'il faut soigner.

Ainsi peut-être se réuniront enfin les deux sujets révolutionnaires que sont les Beaufs et les Barbares, ainsi au moins parviendront-ils à construire des majorités électorales capables d'arracher l'Etat à ses amours capitalistes et impérialistes. C'est le "nouvel espoir", auquel l'autrice de Beauf et Barbares, le pari du nous, propose de se rallier, non par inclination utopique (ce n'est vraiment pas sa pente naturelle), mais comme une ascèse : celle de l'optimisme de la volonté, auquel nous devons nous hisser, par devoir vis-à-vis de notre propre dignité.

Judith BERNARD

Dans le Texte , émission publiée le 18/03/2023
Durée de l'émission : 83 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

9 commentaires postés

Plus de 5 mn d’introduction sans donner la parole à l’invitée, c’est un peu long. J’abandonne

Par Eric GENESTE_1, le 25/03/2023 à 19h09

Une référence pour René, de la part d'un concitoyen :

ROSSINELLI, Fabio, 2022. Géographie et impérialisme : de la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale. Neuchâtel, Suisse : Éditions Alphil-Presses universitaires suisses.

La participation helvétique à l'impérialisme européen, tout au long de son histoire et de son présent, ne fait aucun doute et est très précisément documentée. Là il s'agit d'un ouvrage qui observe en détail les rôles des sociétés de géographie en Suisse dans la colonisation, que ce soit comme justification scientifique ou motivation commerciale. Un travail historique tout à fait rigoureux.

Par ignami, le 25/03/2023 à 12h34

Ben si la blanchité c’est juste ne pas avoir d’âme alors pourquoi un Tunisien bourgeois qui se fait cirer les pompes par un autre Tunisien “ c’est pas grave je m’en fous”. On voit là toute la contradiction de son discours. Pas de lutte des classes chez HB. Que de la lutte des races

Par Jami La, le 25/03/2023 à 11h50

Etre ou non dans l'Europe ne change rien à la présence du racisme ou de l'anti-racisme L'extreme-droite fait son lit sur le racisme et étant nationaliste elle sera ravie qu'on soit sorti de l'Europe En Suisse nous ne sommes pas dans l'Europe et nous n'avons pas eus de colonies mais le racisme est tout de même omniprésent

Par René Zaslawsky, le 22/03/2023 à 11h51

Quel mépris pour les "petits blancs" aussi coupables que ceux qui les exploitent !
Fonder une "théorie" sur des clichés, des préjugés, sur de l'intuition, du ressenti ou sur du "je suis sûr de mon fait" bref sur du vide ...
Aucune véritable connaissance empirique de ce qu'ont vécu les émigrés italiens, polonais, portugais!
Et Judith Bernard comme faire valoir d'une vision condescendante, méprisante, à la limite du racisme envers toutes les "communautés" autres que celle dont HB est issue...C'est scandaleux. La vision de HB a plus avoir avec la vision spenglérienne de l'histoire qu'avec elle d'un marxisme dont pourtant elle se réclame. Bref une véritable entreprise de liquidation de ce qui reste de la gauche.
JS

Par JOAQUIM SOARES, le 22/03/2023 à 07h41

!!!❤❤❤!!!

Par franck, le 19/03/2023 à 23h58


très bonne surprise ! surtout vers le milieu quand Houria dit qu'elle est marxiste et croyante et que ça ne lui pose pas de problèmes ! bien aimé quand elle parle des mariages des "indigènes" dans les cités. bravo ! continuez Gabriel

Par quincieu, le 19/03/2023 à 15h51

Grand merci à vous deux pour cet entretien roboratif. J'ai été particulièrement sensible au renversement opéré par Houria à propos du "communautarisme" régulièrement jeté à la figure des immigrés et de leurs enfants comme une tare, alors même qu'on pourrait louer l'entraide et l'attention au plus faible qui est souvent là à l'oeuvre, la joie simple de vivre ensemble aussi. C'est une saisie du réel qui me semble singulièrement absente de ces films qui prétendent nous parler des "banlieues", quand ils les réduisent bien souvent aux caïds et aux "sauvages" qui les tiendraient. Un aplatissement du réel évidemment destinée à nourrir et légitimer la fureur autoritaire de leurs réalisateurs. Pas de pot, ça se voit. Ca se voit trop.
Beau passage aussi, subtil, sur la masculinité. Hâte de lire le livre.

Par Astrée, le 19/03/2023 à 11h42

Woaw, merci pour cette interview, je trouve la thèse développée d'une grande justesse, notamment sur ce "trou béant" que serait la blanchité. Que l'être humain ait besoin de spiritualité, cela ne signifie pas qu'il ait besoin d'une religion dogmatique, mais de valeurs qui transcendent le consumérisme. Ce silence après la question sur l'âme est magnifique !

Juste une remarque : cette indifférence des blancs, très caractéristique et très bien expliquée d'ailleurs (culpabilité profonde, et je suis d'accord, à l'ère de la communication numérique, tout le monde sait d'où proviennent nos richesses : tout le monde sait que son t shirt est made in china), est néanmoins plus complexe. Le souci de l'autre semble être devenu un luxe : ce sont précisément les blancs riches et éduqués qui peuvent se permettre financièrement, temporellement, de se consacrer "à l'autre". Les prolos sont quasiment forcés à être maltraitant : nombre de témoignages d'infirmières en EHPAD, de professeurs dans les écoles, disent devoir être maltraitant du fait des conditions de travail, et en souffrent. Quelle solution s'offre à eux à part démissionner ? Ils démissionnent d'ailleurs, mais dans les autres secteurs c'est finalement la même histoire : écraser l'autre et encore plus explicitement. Quelle consommation peut se permettre une personne qui gagne le SMIC ? Peut-elle se dire constamment que cette viande, ce légume, ce vêtement, ce gaz, ce jouet proviennent de l'exploitation d'autres enfants ? Oui, et après ? quelles alternatives ? (Le seconde main, moins consommer : les pauvres sont parfois les plus vertueux dans la participation faible qu'ils peuvent prendre à l'exploitation du fait de leurs faibles revenus mais ce qu'ils consomment est souvent moins "éthique" et puis il y a toute la logique psychologique bien étudiée du fait qu'offrir un mac do à son enfant c'est aussi se dire que, même si on ne peut pas lui offrir de grandes choses, eh bien on peut lui offrir au moins ça). La concurrence mise entre les salariés, entre les gens, détruit de facto cette solidarité. L'indifférence face à ceux qui mendient dans les grandes villes par exemple relève de la survie psychologique. A chaque fois que je vais sur Paris, c'est insupportable de voir tant de misère mais les parisiens semblent bien s'en accommoder. En y réfléchissant il leur est impossible de s'en rendre sensible, sinon le moindre trajet est impossible. Cette cécité est le mélange d'une volonté évidente de ne pas voir mais aussi une nécessité vitale et c'est à mesure que l'on monte les échelons socio-économiques que "la morale" peut s'exprimer : peut-être pas une vraie morale d'ailleurs, ni même une morale authentique et sincère (achat de bonne conscience, sentiment de supériorité ou syndrome du chevalier blanc), mais qu'un espace consistant, ordonné, à propos de nos conditions de vie et de leur légitimité peut émerger. Ce n'est pas que les pauvres soient immoraux, au contraire, probablement par des modes de vie qui imposent de fait plus de communauté, de solidarité, le souci à l'autre (mais ce n'est pas le même "autre" dont il s'agit, c'est même un autre soi-même, plus égalitaire d'ailleurs, pas l'autre auquel on condescent à faire l'aumône) est très fort, mais pouvoir élever cette solidarité à plus loin est juste impossible. D'où, me semble-t-il, la critique virulente aussi des "petites gens" pour les "gens de gauche" comme étant des "bisounours", "hors des réalités" : il faut bien avoir du temps et de l'argent pour, après avoir travaillé, avoir pris des transports pendant longtemps car habitant loin ou ayant un travail fractionné, s'être occupé de sa famille, de son logement, et de toutes les questions administratives et quotidiennes, se dire explicitement "mais que puis-je faire contre cet état de fait si injuste?".
Ou alors il faut être très conscientisé, et même ainsi, on a tous nos ambivalences comme c'est dit. Mais justement cette indifférence aussi est très ambivalente.

Voilà, merci bcp en tous cas.

Par Philomène, le 18/03/2023 à 15h54