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Le patron de gauche

Aux Sources

Arthur Brault-Moreau

Travailler dans le secteur associatif, dans le monde culturel, dans un média engagé, pour un syndicat ou pour un parti politique progressiste, c’est souvent la garantie de pouvoir concilier son activité professionnelle et ses convictions personnelles. C’est aussi, pour certains salariés, la promesse d’un « refuge », après des expériences douloureuses dans le monde de l’entreprise. Pourtant, il n’est pas toujours aisé de travailler pour des patrons de gauche. Ces derniers sont tiraillés entre leurs valeurs égalitaires, voire anticapitalistes, et leur position de supérieur hiérarchique, souvent soumis à la logique du marché. « De gauche » dans le discours, « patron » dans la pratique. C’est probablement à cela qu’on reconnait le plus facilement un patron de gauche : le hiatus entre les mots et les actes. Sur les bancs de l’assemblée, tel député s’époumone contre le travail dominical, mais au sein de son cabinet, il impose à ses assistants parlementaires un nombre délirant d’heures supplémentaires. Se dire de gauche ne constitue pas une garantie contre les mauvaises pratiques patronales : travail non payé, management autoritaire, harcèlement, discriminations, recours abusif aux stagiaires, inégalités de salaire fondées sur des liens affinitaires, flou des consignes, injonctions contradictoires, etc.

La seconde caractéristique récurrente des patrons de gauche, c’est leur difficulté à s’assumer comme « patron ». Le refus d’endosser la fonction d’employeur conduit le patron de gauche à ne pas assumer ses décisions, voire à s’exonérer, plus ou moins consciemment, des obligations que lui impose le droit du travail. La méconnaissance du droit et le refus de se former aux responsabilités favorisent des pratiques nocives pour ses subordonnés. Et, lorsque la hiérarchie salariale disparait derrière des relations de camaraderie (la bise, le tutoiement, une prétendue égalité de toutes et tous), elle revient violemment dans les situations de conflit. Le patron, alors, ne manque pas de réaffirmer son autorité. « Ici, c’est moi le chef ». Ce n’est pas parce qu’on nie son existence que la subordination disparait. Au contraire, elle risque de devenir d’autant plus pernicieuse qu’elle est déniée lorsque cela arrange le dirigeant.

Enfin, travailler dans une organisation qui se veut progressiste, c’est aussi, souvent, accepter de se faire exploiter pour la cause. On se dit qu’on a « la chance » de participer à un projet qui a du sens, d’être payé par une organisation qui défend le bien commun. Cette rémunération « symbolique », qui complète la rémunération financière (laquelle est parfois famélique quand on travaille dans le culturel ou l’associatif, notamment), vaut bien quelques heures supplémentaires non payées. On accepte ainsi des conditions de travail dégradées, qui n'ont parfois pas cours dans le privé, sous prétexte qu’on est là pour la cause. Et le patron de gauche ne se prive pas de jouer sur cette corde sensible. Lorsqu’on se plaint, il nous rappelle notre privilège, pour mieux consolider le sien. Dernier piège : la difficulté à faire reconnaitre les violences sexistes, les discriminations homophobes, l’oppression raciste. Quand un salarié soulève un tel problème, les collègues (ou le chef) mis en cause ont tôt fait de répondre sur le mode : « mais comment peux-tu m’accuser de misogynie, moi qui milite depuis vingt ans dans ce parti féministe ? » C’est la version professionnelle du « je ne suis pas homophobe, j’ai un ami gay ».

Bref, on le voit, travailler pour un patron de gauche n’est pas la panacée. Tous ces phénomènes, mon invité du jours, le syndicaliste et activiste Arthur Brault-Moreau, les a longuement analysés et décryptés, au cours d’une enquête passionnante, qui l’a conduit à rencontrer une cinquantaine de salarié.e.s, une dizaine de patrons et plusieurs chercheurs comme Simon Cottin-Marx, Maud Simonet, Mathieu Hély et Diane Rodet. Il en résulte un livre aussi didactique que politique : Le syndrôme du patron de gauche. Manuel d’anti-management, tout juste paru aux éditions Hors d’Atteinte. Je le reçois aujourd’hui pour en discuter.

Bon visionnage !

Manuel Cervera-Marzal

Aux Sources , émission publiée le 05/11/2022
Durée de l'émission : 61 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

3 commentaires postés

très intéressant, merci !
on retrouve souvent également cette problématique dans les milieux artistiques
(mêmes passions, mêmes oublis des conditions de travail ou de rémunération décentes)

Par gomine, le 01/12/2022 à 16h57

Merci pour cet entretien captivant et salutaire.

Il y a quelques années, le journaliste Olivier Cyran s'était penché sur le cas de Daniel Mermet, producteur de l'émission Là-Bas si j'y suis sur France Inter (puis créateur d'un site internet : la-bas.org depuis que la direction de France Inter a mis fin à l'émission). Daniel Mermet a produit une émission de qualité, très engagée politiquement. Il a contribué à faire connaître des journalistes de talent, tel François Ruffin. Mais il correspond parfaitement à la définition du "patron de gauche" donnée par Arthur Brault-Moreau - avec en plus, semble-t-il, une dose de perversité narcissique particulièrement répugnante.

Pour plus d'infos, voire le site de l'association Acrimed :

https://www.acrimed.org/Nouvelle-controverse-sur-les-rapports-entre

Par J. Grau , le 06/11/2022 à 13h58



Excellent sujet !!! Bravo. Il vaut peut-être mieux avoir un patron de droite ou neutre !!! J'ai bossé dans une ville de la banlieue rouge : mon chef était aussi mon chef au syndicat et à la cellule du PC !!!

Bravo Manuel pour ces sujets et le choix des invités! A la prochaine Gabriel

Par quincieu, le 05/11/2022 à 13h16