Le Parrain, 50 ans (part.1)
Dans Le Film
Jean-François Rauger
Murielle Joudet
Puisqu'il y a beaucoup de sacrements dans la trilogie du Parrain, tentons la comparaison : voir Le Parrain fait partie de l'un des sacrements de la cinéphilie. Je me souviens (oui allez, encore un souvenir) y être allée vers le lycée, c'était au cinéma le Grand Action, à Paris. Ils passaient les trois films, la salle était blindée - c'était la messe.
Je me souviens de peu de choses, de toute façon voir le Parrain pour la première fois ne vous laisse pas beaucoup le choix. En fait le sacrement c'est ça : aimer le Parrain. Ça ne se discute pas. J'ai essayé pourtant, vous verrez, lors de l'émission, de dire que telle idée de montage était un peu too much : Jean-François Rauger, notre collaborateur, a froncé le sourcil - seule petite ombre au milieu de ce dialogue qu'il a rendu passionnant, érudit, survolté en idées.
En fait, je n'ai compris le film que très récemment: il porte des choses sur le temps, la famille, les belles choses qui s'abîment toujours, la fatalité que, personnellement, je ne pouvais comprendre qu'au bout d'un tunnel d'expériences. Plus tôt, la "chef-d'oeuvralité" du film faisait absolument écran : comme dirait Daniel Arasse, on n'y voyait rien - comme devant la Joconde. C'est compliqué d'entrer dans un "tête-à-tête" avec un chef-d'oeuvre, de nous brancher sans médiation, en faisant fi du côté "plus grand...de tous les temps".
Cette émission - qui est en deux parties - m'aura donc d'abord servi. Au-delà des anecdotes apprises sur la genèse du roman de Mario Puzo puis celle, tumultueuse, du film, j'ai pu enfin trouver les conditions de ce tête-à-tête, me perdre dans un jeu de détails (là encore, comme chez Arasse) qui sont autant de points d'étape où le film s'assure que j'avance à son rythme : Fredo (l'idiot de la famille joué par l'immense John Cazale) qui tente de défendre son père et, dans un geste d'une maladresse déchirante, fait tomber son arme; le "film de Noël" de Michael qui finit par être court-circuité par le projet du père; la scène de l'hôpital, tout droit sortie de la boîte cranienne de Michael; le jeu chargé de Brando qui accède, en bout de course, à une sorte de pureté, de décharnement (sa tête quand on lui annonce la mort de Sonny); Apollonia, l'épouse sicilienne qui explose comme on brûlerait l'image d'un rêve; les hommes durant le mariage qui ouvre le film, qui sont comme absents, incapables de coïncider avec le bonheur familial, le hantant comme des spectres.
On est très contents de vous présenter cette série en deux volets : on a fait en sorte de repartir de zéro, vérifier toutes les évidences, démonter la machine pour voir ce qu'il y a dedans. Sans laisser de côté le making of mouvementé, chronique d'un immense ratage: les screen-tests désastreux de Pacino, les films précédents de Coppola (en dehors des Gens de la pluie), Robert Evans, le roman de Puzo, la mafia qui s'en mêle. Bref, rien n'allait, et si tant de livres racontent encore et encore l'histoire du film, c'est bien parce qu'il parvient à ce Graal absolu : ne pas se réduire à la somme des éléments qu'il contient.
Il y a autre chose dans le Parrain, un je ne sais quoi, qui fait qu'il relève davantage de la nature que d'une production culturelle. Quelque chose qui, justement, n'a pas besoin de nous, ni qu'on l'explique puisqu'aucune de ces beautés ne se dissimule aux regards. Tout est là et malgré l'obscurité qui y règne, la beauté du Parrain c'est sa clarté, son absence de double-fond, sa manière de parler une langue que tout le monde comprend, de rendre quasi impossible le délire interprétatif. Mais justement, cette clarté nous donne toujours beaucoup de boulot à nous, car comme dirait un proverbe chinois lu chez Roland Barthes : l'endroit le plus sombre se trouve sous la lampe.
Et donc, rendez-vous samedi prochain pour la deuxième partie consacrée aux Parrain 2 et 3.
Quelques articles cités :
- Robert Warshow, "The Gangster as Tragic Hero" (1948)
- Critique (négative) de Jonathan Rosenbaum, "Revisiting The Godfather" (2008)
Murielle JOUDET
Commentaires
5 commentaires postés
Merci beaucoup, je vais essayer de me le procurer.
Par Charles , le 19/08/2022 à 15h09
Bonjour,
pour Robin Wood, il s'agit de cet ouvrage : https://www.jstor.org/stable/10.7312/wood12966
Cordialement (et merci à tous pour vos commentaires !)
Par Murielle, le 16/08/2022 à 02h04
Cette première émission était un régal !
J'ai aussi revu le premier volet pour l'occasion (la dernière fois, c'était il y a 9 ans, aïe) et comme le retranscrit Murielle dans son texte, j'ai été vraiment frappé par la mélancolie du film - beaucoup plus qu'à l'époque. Et je l'ai donc davantage apprécié...
Et, quitte à jouer au vieux con, j'ai bien l'impression que cet âge d'or de blockbuster américain intelligent et véritablement mis en scène est révolu, quand on assiste au déferlement numérique de ces Marvel & compagnie, aux résonances émotionnelles zéro.
Il ne me reste plus qu'à revoir les deuxième (qui, pour le coup, dans mon souvenir reste encore grandiose) et troisième volets avant d'attaquer la seconde émission.
Par Nabokov, le 09/08/2022 à 17h43
Pourriez-vous svp donner la référence de l'ouvrage de Robin Wood sur les "textes incohérents" des films des années 70 que vous citez dans l'émission ? Merci beaucoup.
Par Charles , le 30/07/2022 à 18h26
Merci pour cette première émission, qui a révélé pas mal de choses sur le premier volet, que j'ai regardé hier (pas pour la première fois, mais la ou les précédentes ne m'avaient pas marquée). Maintenant j'ai aussi vu le 2e et le 3e et j'ai hâte de vous en entendre parler (y a pas mal de trucs obscures et d'ellipses qui rendent l'ensemble assez inégal).
Marrante votre remarque sur Al Pacino, qui serait un Dustin Hoffman "sexy" ! J'ai toujours trouvé que c'était franchement l'inverse. Comme quoi, les goûts...
Par éponine, le 29/07/2022 à 21h28