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Le choix de la guerre civile

Dans le Texte

Pierre Dardot et Pierre Sauvêtre

Nous voici rendus au point où l’hégémonie néolibérale qui règne sur le monde occidental semble avoir retourné en son exact contraire le principe dont elle se réclame pourtant avec constance. Au lieu de la liberté promise depuis des décennies (sans parler de la prospérité que le ruissellement toujours attendu était censé prodiguer), les régimes néolibéraux multiplient les mesures liberticides : l’autoritarisme s’y affiche sans vergogne, armé d’une police militarisée quand elle n’est pas milicianisée, prêt à criminaliser, mutiler et incarcérer des opposants politiques perçus comme des ennemis de la « République », et ne supportant plus ni les libertés académiques ni la liberté de la presse.

Non contente d’opposer aux revendications populaires de justice et d’égalité une surdité d’automate, la stratégie néolibérale mobilise de violents affects séparatistes, retournant les populations contre elles-mêmes en leur désignant des ennemis intérieurs construits en corps étrangers : les Mexicains pour Trump, les migrants en Italie et en Hongrie, les islamo-gauchistes en France, les musulmans un peu partout... On le voit, le macronisme français n’est qu’une figure parmi d’autres de cette configuration particulièrement brutale du capitalisme qui s’est imposée à l’échelle planétaire, et qui semble loucher vers des aspirations fascisantes : il s’agit à chaque fois de refaire l’homogénéïté imaginaire du groupe, complètement atomisé par le principe de concurrence généralisée qui forme la clef de voûte des sociétés néolibérales.

Aussi ne faut-il pas se tromper d’analyse en décrivant ces phénomènes comme une « dérive autoritaire », voire une « résurgence fasciste ». L’ouvrage collectif Le Choix de la guerre civile (Lux), signé par Haud Gueguen, Pierre Dardot, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, propose « Une autre histoire du néolibéralisme », qui l’examine comme une authentique stratégie, menée par des entrepreneurs politiques déterminés à faire triompher leur modèle par tous les moyens... y compris ceux de la guerre civile.

Leurs analyses, transdisciplinaires et internationales, font apparaître combien l’autoritarisme est, dès l’origine, au coeur de la matrice idéologique néolibérale : dès sa fondation théorique dans les années 30, le néolibéralisme, officiellement armé contre les entreprises totalitaires, est déterminé à s’outiller pour qu’aucun gouvernement ne puisse jamais mettre l’Etat au service de la redistribution des richesses : le collectivisme et le socialisme sont ses ennemis officiels, la souveraineté populaire son ennemi réel, et la démocratie, donc, un obstacle qu’il n’aura aucun scrupule à démanteler pour parvenir à ses fins. Le concept de "liberté" qui est au coeur de ses revendications révèle peu à peu sa composante strictement individuelle et pulsionnelle ; d’abord liberté d’entreprendre et de commercer, puis liberté de consommer, il se mue en droit d’affirmer sa supériorité et sa haine contre toutes les formes de l’altérité... empruntant ainsi bien des traits au fascisme dont il prétendait d’abord se démarquer, lorsqu’il postulait que ce dernier était le produit du socialisme et de la démocratisation de masse.

La boucle est bouclée, le supposé antidote est désormais le poison qui produit exactement le désastre qu’il était censé prévenir. On ne relit pas sans une ironie très amère ce qu’écrivait Hayek dans sa dernière publication : « Suivre la moralité socialiste équivaudrait à anéantir la plus grande partie des hommes composant l’humanité présente, et à appauvrir l’immense majorité de ceux qui survivraient ». A l’heure où le néolibéralisme qu’il a contribué à imposer partout a considérablement aggravé les inégalités, et où le dérèglement climatique dû au capitalocène (qu’il a si soigneusement armé contre ses détracteurs) menace en effet la vie d’une partie de l’humanité, il est temps d’opposer à cette entreprise mortifère des stratégies à la hauteur de la menace qu’elle fait peser sur nous tous.

Il est temps de voir le néolibéralisme partout où il est : chez les réactionnaires qui ne s’en cachent pas, mais aussi chez leurs faux adversaires, qu’on a tort d’appeler encore des « sociaux-démocrates » alors qu’ils ne sont plus que des néolibéraux prétendûment « progressistes » assurant la reconduction ad libitum de ces politiques destructrices. Sans doute les abstentionnistes si nombreux désormais ont-ils perçu qu’ils étaient captifs du piège néolibéral d’où la souveraineté populaire avait été délibérément exclue ; reste à bâtir la force politique qui sera capable de nous en arracher pour de bon. Cela suppose, entre autres, d’identifier avec exactitude le projet disciplinaire de nos adversaires, et c’est en quoi cet entretien, mené avec Pierre Dardot et Pierre Sauvêtre, est indispensable. 

Judith BERNARD

Dans le Texte , émission publiée le 03/07/2021
Durée de l'émission : 90 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

12 commentaires postés

Formidable entretien, merci beaucoup ! (je ne commente pas à chaque fois, mais j'écoute à chaque fois, et cette fois-ci, j'ai écouté avec une réelle passion)

Par Yann Capron, le 12/07/2021 à 20h53

Bonjour,

Émission extrêmement intéressante, comme la plupart de celles que vous proposez. On aime bien lorsque Judith "fait l'âne pour avoir du son". Et puis son franc parler, qui n'enlève rien à sa finesse et à son intelligence est très rafraîchissant (pour une fois, on arrête la langue de bois) et réjouissant.

Nous avons adoré la formule utilisée par Pierre Dardot en guise de conclusion : "Nous ne sommes pas des pacifistes".

Enfin, nous savons que cela vous rajoute du travail (alors que vous en avez déjà suffisamment comme cela), mais pourrions-nous avoir un recensement des émissions auxquelles vous faîtes référence durant l'entretien (comme vous le faisiez à une époque pour les ouvrages cités), afin de nous éviter de nous repasser toute l'émission pour les retrouver?

Merci par avance pour votre réponse et merci encore à toute l'équipe (nous sommes fans de toutes les rubriques et de tous les animateurs de Hors-Serie (les nouveaux sont d'ailleurs très très bien, même si on les sent parfois un peu stressés ; en tous les cas, on voit qu'ils bossent leurs sujets).

Très cordialement et très chaleureusement.

Roland HETAULT et Barbara DROUOT

Par Barbara DROUOT, le 09/07/2021 à 13h27

Merveilleuse émission ! Mille mercis !

Par Olivier Daviaud_1, le 06/07/2021 à 22h45

Quand je vous regarde, Judith, je sens bien que vous faites, dans une autre vie, du théâtre... mais vous êtes aussi, et surtout, une superbe intervieweuse.
Excellent entretien.
Je sais, maintenant, ce qu'est le néolibéralisme.
Merci pour votre dernière question : et les armes ?
Les intervenants ne sont pas pacifistes, c'est un bon début, mais les cas qu'ils mettent en avant pour leur usage (des armes) me paraissent anecdotiques et futiles (pour défendre des ZAD, on n'a jamais sorti des fusils...

Par Aubépine, le 06/07/2021 à 15h54

C dingue d'avoir autant de mal a dire les termes autour d'1h05: les premiers visés, "le peuple vs lui même", ce sont les musulmans et les musulmanes de france ! Quel tortillage de cul

Par Jean Cohen, le 05/07/2021 à 01h15

Merci pour cet entretien passionnant et éclairant !


Colette St-Hilaire
Montréal

Par Colette St-Hilaire, le 05/07/2021 à 01h10

Bonjour,

Excellente émission et analyse de la situation actuelle résultant de l'évolution de nos sociétés néo-libérales depuis les années trente.

De fait, le néo-libéralisme a pour objectif d'abolir le concept même de démocratie. Francis Dupuis-Déri, que vous avez reçu dans votre émission, le montre bien dans son livre "Démocratie - Histoire politique d'un mot".

Sur la trahison du peuple par la "gauche", on peut lire les travaux de l'économiste US Rawi Abdelal, professeur à Harvard, spécialiste de politique économique, cité par Arnaud Montebourg dans un entretien à L'Obs de 2011.

https://www.nouvelobs.com/economie/20110916.OBS0537/la-gauche-francaise-pionniere-de-la-deregulation-financiere.html

De fait, la puissance de l'argent et la plasticité du néo-libéralisme par les modalités de gouvernement qu'il peut prendre en simulant la démocratie représentative, a fait admettre, petit à petit, que ce système est le seul applicable aux organisations sociales dans lesquelles nous vivons et qu'il doit être étendu à toutes les sociétés qui ne l'appliquent pas encore.

En fait, il me semble que ce système est le fait d'une caste "aristocratique" de privilégiés qui s'estime propriétaire de la Terre et des gens qui vivent dessus. A cet égard, Ayn Rand n'est pas loin.

Merci pour vos travaux toujours revigorants intellectuellement.









Par Fulub, le 04/07/2021 à 13h21

Comme le dit Judith Bernard, il n'y a qu'un parti... un mouvement... qui propose une constituante. Voui. Je pourrai en faire des pages et des pages, mais puisqu'il est le seul, pourquoi ne pas simplement voter pour celui-là ? Puisqu'il y a urgence à changer la donne. À faire trop la fine bouche, nous allons nous retrouver avec un des autres, et honnêtement, ne sont-ils pas tous (encore) plus détestables les uns que les autres ? Pour répondre à ce cul-de-sac, à ce trou dans lequel nous sommes, j'en suis arrivé à me dire que même si Mélenchon ne fait rien de ce qu'il annonce, je le préférerais encore à un Macron, un Bertrand, un Jadot, un PS à la sauce Valls, etc. y a pas photo vraiment.
Bises à l'équipe de hors-série.

Par Pascal, le 04/07/2021 à 09h38

Merci de cette émission; on comprend bien qu'encore une fois le mouvement" nous sommes pour" n'est pas une alternative à leurs yeux. Attendons, Attendons.... Ces messieurs savent-ils que des citoyens contribuent en ce moment à l'élaboration d'une constituante?
Ils doivent rester un peu trop dans leur bureau! En histoire , on sait que Mitterrand a toujours été de droite donc ,il n'y a pas à s'étonner de ses prises de position au cours de sa vie marquée par la quête du pouvoir absolu.Méfions nous aussi des comparaisons avec les pays étrangers qui ne fonctionnent pas forcément comme nous , chaque pays a sa spécificité . En tous cas si on ne se sépare pas du capitalisme croissanciste très rapidement, l'espèce humaine va disparaitre et le néolibéralisme avec ! (Si les communeux étaient armés ,c'était à cause de la guerre ! Il faut réécouter H Guillemin)L'analyse du néolibéralisme est parfaite , pour le reste à travailler dans un sens plus positif pour l'an prochain! Le plus grand danger pour sortir du néolibéralisme est l'impérialisme US qui n'est jamais évoqué. Un sujet sur ce point serait un plus.

Par titou, le 03/07/2021 à 21h35

moi j'appelle ça "la démocratie de gré ou de force"

Par Michel Lardin, le 03/07/2021 à 20h06

Quelles structures extérieures pourrait être armée pour défendre la réforme?.
Et si cette structure doit s'opposer à la force institutionnelle existante (armée, police) actuellement aux mains des libéraux, c'est la guerre civile assurée. Se pose la question du financement, donc de l'autonomie monétaire etc...
En tout cas, sauf à continuer à se soumettre, il apparait que l'avenir ne s'annonce pas comme une partie de plage...

Par Dominique LAB, le 03/07/2021 à 16h23 ( modifié le 03/07/2021 à 16h25 )

Comment faire sauter le verrou qui ferme la "forteresse anale" structurant le psychisme humain au sortir du berceau, devant le gouffre qui s'ouvre à lui : la séparation, le manque, la douleur, l'impuissance, l'objet qui comblerait et l'aliénation à l'Autre ?? qu'on retrouve au sommet des états.
Merci pour cette discussion qui secoue les méninges et nettoie nos idées embrouillées et parfois toutes faites pour nous inviter à repenser pour le 21ème siècle, aux stratégies possibles à adopter, pour alléger le poids de tout un système politique régressif qui se veut "triomphant" et unique !! sachant que la détérioration d'un socle commun de vie encore envisageable est bien avancée..

Par franny's, le 03/07/2021 à 16h10