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Confinés à tout jamais

Aux Sources

Bruno Latour

Personne n’avait vu venir la victoire de Donald Trump ni celle du Sars-CoV-2. La première secousse a jailli des Etats-Unis et la seconde de Chine, respectivement deuxième et première économies mondiales. Par répercussion géopolitique et contagion de postillons, ces deux évènements ont affecté l’ensemble de la planète. Difficile, dès lors, de continuer à vivre comme avant. Difficile également de continuer à penser et agir comme avant, estime le philosophe Bruno Latour, que je reçois cette semaine pour ses deux essais Où atterrir ? Comment s’orienter en politique et Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, parus à La Découverte en 2017 et 2021. Le risque que Trump ne soit qu’un avant-goût du fascisme – le vrai – est réel. De même, le risque est réel que la crise sanitaire en cours ne soit qu’une modeste préfiguration de la catastrophe climatique qui se dresse devant nous.

Mais le pire n’est jamais certain. Comme toujours, il ne tient qu’à nous de conjurer la menace. « Il ne tient qu’à nous » : facile à dire. Face à l’immensité des défis, on est vite saisi de vertige. Alors, par où commencer ? L’urgence, selon Bruno Latour, consiste à atterrir, à nous déprendre de ce monde hors-sol qui nous fait miroiter un séjour sur Marx ou des vacances dans l’espace. Une partie des classes dirigeantes, convaincue que la Terre deviendra bientôt inhabitable, est engagée dans un projet séparatiste. Ces fractions les plus aisées de l’humanité investissent donc dans les projets délirants d’Elon Musk ou dans l’achat d’immenses propriétés bunkerisées en Nouvelle-Zélande. Le mal est profond. Il ne touche pas seulement nos « élites ». La modernité occidentale a rompu le lien qui rattache les humains à la Terre, c’est-à-dire au monde dont ils vivent : les cours d’eau, les champs, mais aussi les bactéries, les objets, les routes et tous les êtres qui nous entourent et qui dépendent de nous autant que nous dépendons d’eux

Dans ce monde qui ne tourne plus rond, Bruno Latour entreprend de reconstruire une boussole politique. Ce faisant, il se débarrasse ou, du moins, il met sérieusement en question la pertinence du clivage gauche/droite, la réalité de la lutte des classes, la notion de capitalisme, l’idée de révolution et même celle d’émancipation. Cela me laisse perplexe. D’un côté, Bruno Latour fait l’éloge des zones à défendre et la critique des multinationales. D’un autre côté, il plaide pour que les écologistes s’allient avec « des néolibéraux » et même « des réactionnaires ». Sa pensée est difficile à saisir, à classer. C’est souvent le propre d’une grande pensée. Certes, mais je souhaitais y voir plus clair. Je le reçois donc pour en débattre. Et, des gilets jaunes à l’islamogauchisme, aucun sujet n’est épargné.

Bon visionnage !

Manuel Cervera-Marzal

 

Références bibliographiques citées au cours de l'entretien :

 

Serge Audier, La cité écologique, La Découverte, 2020

Daniel Bensaïd, Les dépossédés, La Fabrique, 2007

Lucas Chancel, Insoutenales inégalités, Les Petits matins, 2017

Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, La Découverte, 2020

Bruno Latour, Où atterrir? Comment s'orienter en politique, La Découverte, 2017

Bruno Latour, Où suis-je? Leçons du confinement à usage des terrestres, La Découverte, 2021

E.P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, 1963

 

Aux Sources , émission publiée le 03/04/2021
Durée de l'émission : 82 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

22 commentaires postés

Magnifique synthèse, profonde et mobilisatrice des 1000 chantiers qui nous attendent. Questions pertinentes de Manuel et réponses lumineuses ! Merci à Bruno et à l’équipe de Hors-Série. Alain Kaufmann

Par Alain Kaufmann, le 17/04/2021 à 15h20 ( modifié le 17/04/2021 à 15h21 )

Un peu laborieux Latour quand il s'agit de parler politique.La notion de bloc bourgeois développée par Palombarini / Amable est beaucoup plus pertinente pour ouvrir une voie politique et orienter les luttes.

Par Joelle Kargul, le 13/04/2021 à 09h45

Surtout, surtout, ne pas parler de classes. L'éléphant dans la pièce écolo que l'entretien ne parvient pas à voir, malgré les louables efforts de l’intervieweur ....

Par GaM, le 10/04/2021 à 15h51

Merci à Manuel d'avoir mené cet entretien de manière particulièrement brillante avec un Terrestre aux idées ambigues...

Par François-xavier Hubert, le 10/04/2021 à 14h50 ( modifié le 10/04/2021 à 16h45 )

j ai tenu 20 min et puis j'ai arreté. Latour ne définit pas les concepts qu'il pose derriere les mots, explique que les mots sont tres casse gueule (il a raison, les mots son traitres) mais rejette un peu facilement les courants politiques radicaux en leur collant des etiquettes (des mots, donc). J'essaierai de tenir la prochaine fois jusqu'aux question sur le capitalisme, mais j'ai vraiment le sentiment de lire une BD de spirou à coté de l'oeuvre de Henri Laborit, lui aussi inclassable.

Par damien Astier, le 07/04/2021 à 22h34 ( modifié le 07/04/2021 à 22h35 )

Au commentaire de "titou" :

Je me permets de rebondir sur votre commentaire à propos de l'anthropocène qu'on pourrait, selon vous, plus justement appeler capitalocène. En effet attribuer au seul capitalisme la raison de la rupture entre ce que nous sommes en tant qu'espèce et notre environnement est chose tentante.

Pourtant en reculant notre regard on se rend compte (enfin les paléontologues et autres logues) que le bouleversement des écosystèmes est quasiment inhérent à homo sapiens dès ses origines, voire peut-être même aux homonines. Dès que nos cousins lointains ont acquis une maîtrise technique suffisante leur permettant in fine de devenir des colonisateurs perfectionnés, des espèces ont disparus sur leur passage. C'est le cas par exemple de la mega-faune des Amériques et d'Australie.

L'histoire de l'Homme semble dès lors être une course infinie vers la domination de la nature. Le capitalisme n'est au fond qu'une phase d'accélération (exponentielle) de ce mouvement.
Le capitalisme n'est, à bien des égards, qu'une conséquence, qu'un moment.

S'interroger sur nos impasses devrait avant tout nous amener à questionner nos fondements moraux, devrait passer par un questionnement anthropologique.
Devrait conduire à nous demander ce qui nous pousse à nous enfermer dans nos cavernes modernes et à passer notre temps soit à travailler soit à trouver des loisirs ? Quelle insatisfaction fondamentale ont fait de nous des ecocides ? Pourquoi ne pouvons-nous accepter la nature telle qu'elle ?

Sommes-nous nous-même capable de changer ? Avons-nous la force de renoncer à nos vies modernes ? Ou préférons-nous faire semblant de continuer à croire au progrès en tant que pourvoyeur de solutions ? C'est un peu l'interrogation de Latour il me semble.

Par Vincent B, le 07/04/2021 à 02h02

Je reprends, en mon nom(en fait un pseudo...)ce jugement de Martine Beuzelin:Plus j'écoute le discours de Bruno Latour, moins je le comprends. J'ai l'impression d'avoir entre les mains une anguille difficile à saisir même s'il semble énoncer des évidences.


Par Aubépine, le 06/04/2021 à 14h08

Entretien un peu "prévu" malgré les relances pertinentes . Latour ne "semble "pas avoir saisi que la bourgeoisie oligarchique manipule l'état pour son service personnel. Quand on regarde son C-V ,on se rend compte que sa"réussite" est due à son conformisme :
N'enseigne pas à science -po qui veut...les élites gouvernementales non élues sont tout à fait capables de renverser la table si des politiques le leur imposent. Cela ne fera pas sans remettre en cause la géopolitique mondiale , c'est à dire notre dépendance à l'oligarchie US ... et même si le niveau étatique peut sembler insuffisant compte-tenu du défi mondial de la survie de l'espèce humaine , il faut bien commencer !
L'élite savait depuis la fin de la deuxième guerre mondiale que le système de la croissance capitaliste allait dans le mur. Il est temps de se. débarasser du terme anthropocène pour celui de capitalocène plus pertinent: poser les bons mots est nécessaire à a réflexion.
on peut noter qu'il n'exclut pas une étude sur l'islamo-gauchisme! Il montre ainsi son vrai visage.
Juan Branco vient de sortir un livre, sûrement plus intéressant pour essayer de sortir de l'impasse, Lordon ,lui aussi donne des pistes ; ce monsieur Latour est déjà au fond du trou ou au ciel!

Par titou, le 05/04/2021 à 02h25

Si seulement ce monde pouvait nous faire miroiter un séjour sur Marx :)

Par frederic paschal, le 04/04/2021 à 21h00 ( modifié le 04/04/2021 à 21h04 )

Bruno Latour confirme qu'il a bien atterri. Ça devrai encourager beaucoup à s'y lancer. Espérons-le.

Par René THIBAUD, le 04/04/2021 à 20h28

Pour Latour le mot Capitalisme est trop massif et sidérant il faut pouvoir le défaire a travers les états qui le porte et dans les 100 000 moments d'occurence: pas une renversement mais un detricotage en lien avec les conséquences et les effets.

Par Marianne Van Leeuw Koplewicz, le 04/04/2021 à 11h14

Plus j'écoute le discours de Bruno Latour, moins je le comprends. J'ai l'impression d'avoir entre les mains une anguille difficile à saisir même s'il semble énoncer des évidences.

Par Martine Beuzelin, le 04/04/2021 à 06h01

Si l'on comprend parfaitement le besoin de penser (comme Todd) une aristocratie stato-financière pour ne pas fixer l'adversaire dans un "capitalisme" désincarné, il parait pourtant extrêmement discutable de poser comme préalable une description minutieuse de l'existant par chacun: l'hégémonie culturelle (évoquée trop rapidement dans l'entretien) de cette aristocratie, qui passe par le contrôle de l’État (et de ses leviers) et des industries culturelles, lui donne la possibilité de contrôler attentions, rétentions et protentions populaires. S'il est vrai que cette hégémonie est mise à mal de bien des manières, l'alternative d'extrême-droite, acceptée par cette même aristocratie (quand se vérifie l'incompatibilité entre démocratie et capitalisme dont parle Polanyi) et poussée avec les moyens énoncés précédemment, prend donc naturellement le dessus. Avec sa proposition, Bruno Latour nous demande finalement de vivre dans un monde débarrassé de cette aristocratie avant même de l'avoir renversée.

Par SebU, le 04/04/2021 à 00h17

très interessant, il nous faut penser autrement et vite.

Par FRALANDES, le 03/04/2021 à 21h30

Une pensée régénérante mais difficile à appréhender, tellement elle nous oblige à nous dégager de nos schémas traditionnels. 0n sent la pertinence mais aussi on est frustré de n'avoir pas de plan d'action à se mettre sous la dent. Si B.Latour affirme que l'état a les moyens de commencer la mutation nécessaire, alors il faut se concentrer sur sa conquête. Mais se pose la question de la stratégie et du programme à formuler. Si la population continue à imaginer que le monde d'après sera celui d'avant, où atterriront-nous ?

Par laurent Chomel, le 03/04/2021 à 19h40 ( modifié le 03/04/2021 à 19h51 )

passionnant mais à écouter plusieurs fois ...et encore...faut laisser mûrir !!! chapeau pour mener pareil interview, c'était bien...Merci....et bonnes fêtes de Pâques.

Par ahurie, le 03/04/2021 à 18h42

Cet entretien a eu pour moi un grand bénéfice : celui de faire dialoguer des pensées qui s’évitent d’ordinaire.

Les uns (gauche radicale) reprochant son silence à Bruno Latour sur les questions societales et lui reprochant un positionnement ambivalent qu’ils assimilent à des pirouettes oratoires ou à de l’imposture scientifique, et les autres (les sympathisants de Latour), essayant à tout prix de faire un pas de côté avec la façon dont se structurent les débats politiques mêmes, auxquels ils résistent précisément parce qu’y répondre sans détour, c’est faire l’impasse sur... le détour intellectuel que propose Latour.

J’ai eu Bruno Latour comme professeur, et le bougre est un brin provoc, donc semblait s’amuser de ces débats internes au champ scientifique et politique (amusement que d’aucuns analysaient aussi comme une légèreté permettant un maintien de ses positions académiques prestigieuses, puisque ne pas se prononcer politiquement c’est garder ses privilèges académiques intacts dans les lieux de pouvoir comme Sciences Po).

Une fois ce préalable posé donc, j’aimerais remercier Manuel (et Raphael Schneider) d’avoir tout à la fois posé sur la table ces questions d’habitude évitées par le chercheur, mais de l’avoir fait sans la hargne parfois épuisante pour la pensée du dit champ academique.

Avec le respect et l’intelligence que méritent justement les pas de côté intellectuels initiés de longue date par Latour, Manuel pose là, avec Raphaël, les questions qui tuent. Et les 1%? Et les gilets jaunes? Et le capitalisme, ils se pensent comment dans votre pensée ?

Ces confrontations, pour les avoir recherchées un temps et jamais trouvées, je les trouve là dévoilées, articulées et satisfaisantes.

Ce qui permet tout à la fois de pouvoir un peu mieux « classer » un Latour dans un camp (il prend son pins islamo gauchiste!) tout en finissant par me convaincre que ce sont bien aussi les « classements » qui sont problématiques.

Les façons héritées de décrire le monde invitent bien à le re cartographier - pour que peut être un jour un État se réinvente, basé sur des « cahiers de doléance du XXIe siècle » et que cet État soit autorisé à s’équiper pour sortir des paradigmes productivistes (qui structurent gauche et droite).

Je crois me rappeler qu’une des pistes de proposition de Latour, il y a maintenant longtemps, consistait à imaginer un parlement où soient représentés vivants et non vivants (et pas juste humains représentants d’autres humains). Ça me semble être très concret comme proposition de reconfiguration de l’appareil Etatique. Demain l’oxygène, représenté par un humain, pourrait faire une proposition de loi le concernant. C’est par ailleurs un exercice souvent proposé en facilitation: pendant 45 mn, mettez vous dans la peau de.... eh bien la, on joue cette partition mais au sein des institutions.

Enfin, débat ouvert et pas des moindres: quelle efficacité y a t il a s’évertuer à combattre le capitalisme, objet tentaculaire dans son essence, quand il s’agirait pour lui de refonder ce qui a donné ses armes au capitalisme: l’Etat lui même... Des pistes de réflexion pour le moins rafraîchissantes. Merci Hors-Série!!

Par Olivier Percevaut, le 03/04/2021 à 14h59

BRUNO LATOUR ET RAMSÈS II

Ramsès II a vécu entre 1300 et 1213 (environ) avant J.-C. En 1976, des analyses pratiquées sur sa momie, transportée depuis le musée du Caire jusqu’à l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris, établissent qu’il est vraisemblablement mort de la tuberculose. À cette occasion, Paris Match publie une photo (sur laquelle on voit une équipe d’hommes et de femmes en blouse blanche s’affairer au chevet de la momie) assortie de cette légende-choc : « Nos savants au secours de Ramsès tombé malade 3000 ans après sa mort ». « Profond philosophe celui qui a rédigé cette légende frappante », s’exclame Bruno Latour, car, poursuit-il, elle soulève et (tout à la fois) permet de résoudre une difficulté philosophique redoutable : comment le pharaon « a-t-il pu décéder d’un bacille découvert par Robert Koch en 1882 » ?
Pour le bon sens réaliste, il y a là une plaisante accroche journalistique mais sûrement pas une énigme philosophique : le bacille existait et agissait depuis très longtemps ; puis, un jour, Koch l’a découvert : où est le problème ? Erreur, répond Latour, qui développe alors une forme radicale de constructivisme des faits : « Avant Koch, le bacille n’a pas de réelle existence. […] Les chercheurs ne se contentent pas de “découvrir” : ils produisent, ils construisent. L’histoire inscrit sa marque sur les objets des sciences, et pas sur les seules idées de ceux qui les découvrent. Affirmer, sans autre forme de procès, que Pharaon est mort de la tuberculose revient à commettre le péché cardinal de l’historien, celui de l’anachronisme…
Paul Boghossian_ Dans La peur du savoir (2009)

Par Jacques MARCHAND, le 03/04/2021 à 13h51

Le "séjour sur Marx" c'est un lapsus ou un jeu de mots délibéré ? Savoureuse si prise à la lettre, l'expression s'entendrait comme un retour dans le passé...
Un commentaire d'avant visionnage de l'émission, prévu ce soir !
Une fidèle abonnée et régulière auditrice

Par Suzanne Lehn LPL, le 03/04/2021 à 13h30


« Personne n’avait vu venir la victoire de Donald Trump ni celle du Sars-CoV-2. »

Je n'ai pas encore regardé l'entretien, mais la première phrase de la description me fait réagir. Pour Trump, peut-être bien que peu ont cru qu'il représentait une force politique suffisante. Par contre, pour le Sars-CoV-2, ça fait quand même pas mal de temps qu'une part significative de la communauté scientifique essayait de nous prévenir de ce genre d'événement. On peut donc dire que certaines et certains, pas les moins bien informé·es, avaient vu venir.

« De même, le risque est réel que la crise sanitaire en cours ne soit qu’une modeste préfiguration de la catastrophe climatique qui se dresse devant nous. »

Ce n'est pas un risque. C'est une des manifestations des catastrophes climatiques et écologiques qui *sont en cours*.

Maintenant, je vais aller m'informer du contenu de l'entretien. :)

Par ignami, le 03/04/2021 à 13h13

Bonjour,
je crois que dans le texte de présentation vous avez fait un lapsus en parlant d'un "séjour sur Marx" à moins que ce ne soit un brillant jeu de mots ?

Par Anne mejias de Haro, le 03/04/2021 à 11h42

Bonjour Manuel Cervera-Marzal,
Attention, vous avez écrit dans votre présentation "un séjour sur Marx" - et si on se moque d'aller sur Mars, on veut bien un séjour avec Marx ;-)
Bien à vous

Par Maud Assila, le 03/04/2021 à 11h35 ( modifié le 03/04/2021 à 11h47 )