Berbères juifs
Dans le Texte
Julien Cohen-Lacassagne
Judith Bernard
(émission conçue et animée par Louisa Yousfi)
C’est l’histoire d’un immense arrachement. Le 24 octobre 1870, le décret Crémieux attribue d’office la nationalité française aux populations juives d’Algérie, les libérant dans le même geste du régime de l’indigénat. Pour l’histoire officielle, il s’agit d’un décret « d’émancipation » des Juifs d’Algérie qui vise à leur conférer plus de droits et de respect auprès de l’administration coloniale. Dans les faits, c’est un immense divorce qui commence entre les membres d’une même famille civilisationnelle – les Arabes musulmans et les Arabes juifs – dont on peine encore à mesurer pour les uns et pour les autres la douleur infligée ainsi que les conflictualités qui vont naître, savamment entretenues par les autorités françaises.
C’est l’histoire de cette famille dont la désunion a été organisée et institutionnalisée par le pouvoir colonial, que nous raconte mon invité Julien Cohen-Lacassagne dans son passionnant ouvrage Berbères juifs, l’origine du monothéisme en Afrique du Nord (La Fabrique, 2020). En dénouant les fils d’une fausse généalogie, empreinte de mythes et d’idées reçues qui répondent le plus souvent à des intérêts politiques contemporains, Julien Cohen-Lacassagne propose une contre-historiographie des Juifs d’Afrique du Nord.
Par exemple, selon l'auteur, il ne convient pas de les appeler des « Séfarades » comme il est courant de parler d’eux dans leur globalité, leur attribuant ainsi une ascendance espagnole ou portugaise. La raison, relativement simple, résume la thèse principale du livre : les Juifs d’Algérie ne sont pas des descendants de la Judée antique, devenue une diaspora éclatée aux quatre coins du monde. Ils sont des berbères judaïsés, c’est-à-dire tout bonnement convertis au judaïsme à une époque où le judaïsme livrait le premier grand affrontement religieux, celui opposant le polythéisme au premier monothéisme. C’est donc de la première offensive monothéiste que va se charger le judaïsme dans cette région du monde, facilitant par la suite la pénétration des deux prochains monothéismes et, plus particulièrement, de l’islam dont les similitudes nombreuses avec le judaïsme vont faciliter considérablement l’expansion. Ainsi, lorsque la région deviendra majoritairement musulmane, ce n’est pas seulement une cohabitation entre juifs et musulmans que nous décrit Julien Cohen Lacassagne mais une authentique « civilisation judéo-musulmane » millénaire, ainsi qu’il l’appelle comme pour faire un pied de nez à l'expression « civilisation judéo-chrétienne » banalisée dans le débat public actuel. Après tout, rappelle l'historien, la chrétienté médiévale s’est davantage illustrée par les persécutions nombreuses et répétées envers les Juifs que par l’édification d’une véritable civilisation « judéo-chrétienne ».
C'est alors en historien engagé qui sait trop bien que « l’histoire s’écrit toujours pour répondre aux exigences du présent » que Julien Cohen-Lacassagne prétend rétablir une vérité historiographique malmenée par les fractures politiques de notre contemporain. Ainsi en est-il de l’émergence de ce fameux vocable « nouvel antisémitisme », investi par les islamophobes de tous poils pour faire d'une pierre deux coups : laver à peu de frais la mauvaise conscience européenne du génocide des Juifs au XXe siècle, en déplaçant la responsabilité de l’antisémitisme vers les populations arabo-musulmanes. L’autre idéologie visée en filigrane est évidemment le sionisme dont l’un des présupposés centraux repose sur ce mythe des origines d'un peuple juif diasporique et auquel Julien Cohen-Lacassagne s’oppose fermement. C’est ici un point de jonction avec le travail de l’historien Shlomo Sand, auteur du célèbre livre Comment le peuple juif a été inventé, et qui préface d'ailleurs cet ouvrage.
Le peuple juif n’existerait donc pas ? C’est vers ce questionnement brûlant et lourd de sens que l’émission se termine malheureusement un peu trop vite tant la plasticité du terme « peuple » est déstabilisante. Peut-être le terme appelle-t-il une définition plus claire, libérée – pourquoi pas – de la catégorisation moderne qui l’a faite, réfutant par exemple la dichotomie peuple-religion qui semble la fonder ? Bref, l’investir pour ne pas l’abandonner à ceux qui savent s’en servir à des fins politiques perverses, n’hésitant pas au passage à la racialiser ou la nationaliser.
C’est de tout cela que nous aurions aimé parler mon invité et moi et nous l’avons fait avec nos esprits en escalier… après que les caméras aient été éteintes. «Qu’est-ce qu’un peuple ?» En voilà une idée d’émission, tiens. Un jour, qui sait…
Louisa Yousfi
Commentaires
5 commentaires postés
Mme Yousfi n'est pas au fait de la distinction claire et nette à faire entre les Berbères et les Arabes. Elle entretient une confusion mentale entre les deux, chez elle, les deux termes semblent synonymes.
Historiquement il n'y a pas d'Arabes en Berbérie(de l'oasis de Siwa en Egypte actuelle aux îles Canaries) jusqu'à la conquête arabe du VII ème siècle. Donc la judaïsation des Berbères qui débute du temps de Carthage et Rome en Méditerranée occidentale, se fait sans qu'il n'y ait goutte d'Arabes en Berbérie. Des Arabes vont se convertir au judaïsme mais c'est une autre histoire.
Aujourd'hui après un long processus historique d'arabisation par la conquête militaire, par l'islam (où l'Arabité est au cœur de cette religion), par la langue (littérature, liturgie religieuse, commerce), par les migrations des tribus arabes dites hilaliennes au XIIIème siècle (à vérifier) qui vont s'installer cette fois-ci à la campagne, puis par la colonisation qui favorise la scolarisation en arabe puis au lendemain des indépendances par le panarabisme qui vise spécifiquement à effacer la ou les langues berbères au profit de l'arabe et d'une identité nationaliste arabe, aujourd'hui, les Berbères se considèrent majoritairement comme Arabes. Il y a aussi l'amalgame très répandu entre se dire Musulman et se dire Arabe.
Les Français d'origine maghrébine sont pour l'écrasante majorité d'ascendance berbère.
Aujourd'hui on distingue les Berbères des Arabes par la langue maternelle dans les recensements en Algérie, au Maroc etc.
Mais d'un point de vue populationnel, ce sont des Berbères distincts des Arabes d'Arabie et de Mésopotamie. Vous ne pourrez pas faire la distinction au faciès entre un berbérophone et un arabophone au Maroc par exemple.
J'aurais aimé que M. Cohen Lacassagne fasse ce travail de clarté au début de l'entretien.
Ceci étant dit, merci beaucoup pour l'entretien.
Par SOUFIANE IKAEN, le 20/09/2020 à 12h23
Entretien très intéressant qui mérite d'être disponible en accès libre! Il me tarde de lire son livre.
Par KD, le 02/09/2020 à 23h59
Emission très, très intéressante...Je ne comprends pas bien, cependant, peut-être parce que je ne suis pas de religion juive, le problème "brûlant" posé par l'animatrice, c'est-à-dire, la question " le peuple juif n'existerait donc pas?"...Une autre émission serait pour moi nécessaire pour éclairer cette question...Bien cordialement.
Par Jocelyne Poncelet-Kirstetter_1, le 30/08/2020 à 19h08
un grand merci pour cet entretien passionnant et si riche d'enseignement.
Par François Leroux_1, le 29/08/2020 à 18h38
À nouveau une émission remarquable de clarté, de rigueur historique, de raison tranquille, et qui éclaire brillamment l'univers de nos idées modernes et complexes, loin des affirmations polémiques et à l'emporte pièce des "chroniqueurs" de la média-sphère. Après Shlomo Sand, une vision historique libérée de l'idéologie et tout à fait respectueuse des croyances et des enthousiasmes. Comme une grande brise d'air frais. Merci encore à l'animatrice, très efficace, à l'invité et à toute l'équipe Hors-Série.
Par Bernard Guericolas, le 29/08/2020 à 16h53