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K comme Kolonie

Dans le Texte

Marie José Mondzain

(émission conçue et animée par Louisa Yousfi)

Bienvenue dans la zone. Ici, toutes les lois, toutes les déterminations, toutes les emprises et les hégémonies sont suspendues. Ici, rien de ce qui prévaut dans la société ordinaire n’a d’effet. Ici, vous pouvez être ce que vous voulez, dire ce que vous voulez, penser ce que vous voulez. La zone est liberté. La zone est création. Comme tout y est possible, la zone souffre sans aucun mal la cohabitation de A et de non-A. On peut y occuper des figures contradictoires et s’y trouver bien. On peut maintenir ensemble des formes contraires, reconstituer un puzzle détraqué où les pièces ne s’emboitent pas. Dans la zone enfin, ça naît de partout, ça foisonne dans tous les sens, ça se déploie indéfiniment, selon une logique insolite, insoumise à tous les règnes de la raison. Un rêve, n’est-ce pas ? Très exactement, oui ! Car la zone, c’est le champ de l’imaginaire créatif, qui comme dans les rêves – et les cauchemars –, supporte l’absurde et ignore l’espace et le temps.

Avec une telle conception du geste créatif, pensé et développé par notre invitée Marie Jozé Mondzain, philosophe et grande spécialiste des images, la rencontre de cette dernière avec l’œuvre de Frantz Kafka devait forcément aboutir à quelque réflexion savoureuse sur la puissance fictionnelle de l’art et de l’écriture. Pas question cependant de discutailler dans le vide. Si le génie de Kafka intéresse la philosophe, c’est précisément parce que la zone qu’il habite pour dire le monde et ses démons plonge ses racines au cœur d’un réel où la domination moderne trouve sa forme exacte dans l’antithèse conceptuelle de la zone : la colonie. À partir d’une lecture du récit de Kafka La Colonie penitentiaire, Marie Jozé Mondzain propose un développement théorique fécond sur la nécessité de penser un art engagé, un art dont la mission suprême consisterait à mettre à mal toute l’emprise hégémonique dont nous serions victimes jusqu’au plus traître de l’âme. Car la colonisation n’est pas qu’une affaire de territoires, de matérialité et de pouvoir. Elle est affaire d’âme et de chair empêchées, maltraitées, aliénées. Ainsi, si les grands empires coloniaux ont rendu les armes, leur influence continue d’exercer leur emprise sur les imaginaires et les lieux où ils se déploient.

Décoloniser l’imaginaire, c’est donc en finir avec la colonialité qui régit tous les rapports de domination – racisme, capitalisme, patriarcat – et qui quadrille ainsi que les barreaux d’une prison mentale notre propre faculté de penser et d’imaginer. Décoloniser l’imaginaire c’est renouer avec la mission émancipatrice et révolutionnaire de l’art en le sortant des musées pour lui faire retrouver la rue et ses pavés. Plus encore, lui faire retrouver son peuple. Ce peuple qui manque dans les grandes cérémonies de consécration et de remise de récompenses. En fait, décoloniser l’imaginaire, nous dit Marie José Mondzain, c’est réinsérer de la conflictualité dans la grande messe de l’élite occidentale, gripper la grande machine kafkaïenne de la domination en glissant dans ses rouages bien huilés une petite vis imprévue qui vient créer l’incident. C’est casser le consensus hypocrite, en interpellant – par exemple – l’auditoire des experts de l’art pour dénoncer leur monochromie ou en décidant, à un moment donné, de se lever et de se casser.

Si cette conception du geste créatif est absolument irrésistible pour ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il va, il reste que sa matérialisation effective est encore soumise à discussion et ma rencontre avec l’auteure et les désaccords qui séparent nos points de vue, pourtant solidaires sur le principe de départ, en est l’une des manifestations. Tant mieux ! On aura ainsi expérimenté quelque chose de l’essence de cette zone immatérielle qui garantit la libre circulation des âmes : un site de déploiement du désir et de la contradiction, et surtout comme l'écrit si justement l'auteure « hors tout règlement de compte ».

Louisa Yousfi

Dans le Texte , émission publiée le 07/03/2020
Durée de l'émission : 79 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

6 commentaires postés

Une perle d'interview, avec une perle d'invitée et une perle de journaliste!
Bavro!

Par FRANCK FORCIER, le 30/05/2020 à 06h41

J'aime bien l'agressivité de Mme Mondzain, même si j'en ai beaucoup souffert pendant ma soutenance de Thèse!!!
Et cette affirmation clairement assumée de la violence, c'est ce dont nous avons réellement besoin aujourd'hui en politique face à l'énorme catastrophe néolibérale présente et avenir. Réarmons-nous intellectuellement, et pas que!

Par GaM, le 21/04/2020 à 13h38

Sortir une phrase de son contexte pour la mettre en accusation et en tordre le sens n ’a pas grand intérêt… sinon pour satisfaire un besoin réthorique bien creux. Prenez le commentaire dans son intégralité et mettez-le en perspective avec l’entretien et la pensée de MJ Mondzain, peut être y trouverez-vous du sens… Il n’y a là aucun loup, ni pensée retorse.
Vous voulez de la clarté. Ce qui m’a fait réagir, c’est que vous nous dites qu’ouvrir un espace de débat est « débile », à moins que l’objet du débat ne soit lui-même, « changé », mis en conformité avec le point de vue de ses détracteurs. C’est une affirmation dangereuse et toxique. Si vous supprimez ce qui vous dérange, vous n’aurez même pas à vous poser la question de ce qui vous dérange… C'est le signe d’une discrimination pour ce qui vous paraît différent, qui est donc inacceptable à vos yeux. La définition même du racisme… dont vous vous défendez pourtant. Le même racisme des ligues moralisatrices des dames patronnesses du XIX° siècle.
Avancer, c'est rester ouvert, accepter le débat, c’est éviter les préjugés, les dépasser, c'est apprendre de nos différences. La gauche à laquelle vous vous référez a perdu ces valeurs depuis longtemps déjà...

Par Gilles Trinques, le 14/03/2020 à 22h46

Seulement 2 commentaires ?

Je relève une phrase du second commentateur "Tuer la fiction, réduire au silence nos imaginaires en lieu et place du réel sous prétexte de les décoloniser ne nous fera pas avancer" ... Avancer vers où ? Et qui veut tuer la fiction ? Tout cela n'est pas bien clair, et comme on dit "quand c'est flou ... y a un loup !" Je me demande si TEVANIAN dans "La Mécanique Raciste" (superbe ouvrage) ne classerait pas ce genre de réactions comme typique du "racisme de gauche". Ça n'est pas une affirmation, c'est une question sincère. Car comme le dit TEVANIAN "la discrimination raciste ne prend ni communément ni originairement la forme brutale de la stigmatisation, de la persécution et de la destruction des corps. Sa manifestation la plus commune est au contraire une certaine forme d'indifférence". N'est-ce pas cette forme d'indifférence que l'on voit poindre au détour des phrases comme : "sous prétexte de les décoloniser" ou encore "ligues de vertu qui acceptent mal d'être bousculées dans leur confort intellectuel et émotionnel, (...) fussent-elles celles des minorités dominées". J'avoue avoir quelques doutes... et quoi qu'il en soit je recommande vivement la lecture de TEVANIAN.

Par Nehemiah LPL, le 11/03/2020 à 08h08

Merci pour l'invitation et la clarté du propos de Marie José Mondzain...
Cela étant, concernant l'exemple de l'exposition ExibitB, ce n'est pas en invisibilisant la création et ses effets sur les imaginaires que les causes légitimes des minorités seront mieux perçues, défendues. Le phénomène actuel de purification morale de l'Art est un mouvement réducteur, délétère, dangereux, fascisant. Rendre invisible les oeuvres me semble contre-productif. Gare à la censure, voire à l'auto-censure déjà à l'oeuvre. Bien sûr, on ne peut qu'entendre le sentiment d'offense, les susceptibilités, la soif de prendre la parole, mais peut être devrions nous faire ensemble ce pas de côté, déplacer le regard, déconstruire les visions normatives, repenser nos représentations. Cela passe par le débat. Et sans exposition, sans film, sans oeuvre il n'y a plus de controverse, plus de débat... sans artistes, sans chercheurs, sans écrivains il n'y a plus de questions posées, plus de mise en perspective, plus aucune possibilité d'ouvrir le monde... Circulez, il n'y a rien à voir ! Il ne reste plus que les CRS sur le trottoir du 104. Un comble !
Qui plus est, s'appuyer sur le travail des artistes pour prendre la parole contre eux et sans eux, les instrumentaliser pour une cause est un manque de respect. Méfions nous des ligues de vertus qui acceptent mal d'être bousculées dans leur confort intellectuel et émotionnel, parfois même narcissique, fussent-elles celles des minorités dominées. Tuer la fiction, réduire au silence nos imaginaires en lieu et place du réel sous prétexte de les décoloniser ne nous fera pas avancer. Au contraire. L'art n'est jamais univoque.
Le problème avec la morale, c'est qu'il s'agit toujours de la morale de l'autre, cet étranger. L'étranger étant par définition celui qu'on ne prends pas le temps de rencontrer. La nôtre est nécessairement vertueuse... puisqu'il s'agit d'une parole de dominé. Difficile d'arriver à penser contre soi-même avec les autres, je dirai même d'arriver à penser par soi-même, à partir de sa propre expérience.
Notre besoin d'évaluation permanente n'est-elle pas le signe de notre soumission ?

Par Gilles Trinques, le 08/03/2020 à 14h47 ( modifié le 08/03/2020 à 14h57 )

Bravo pour cette excellente émission !
Il y a eu comme deux temps. Tout d'abord l'explication détaillée des principes qui articulent la thèse du livre, et ensuite ... un débat fort bien mené
Je n'ai pas pu m'empêcher de considérer que l'exposition qui a fait scandale fut l'occasion manquée du fameux pas de côté dont se réclame MJ Mondzain.
Compte tenu de la théorie défendue, cela semble un peu débile d'ouvrir un "espace de dialogue" sans changer l'expo ! C'est un peu comme faire un "grand débat" ... sans changer de politique ... Et surtout c'est ne pas saisir l'opportunité d'un geste proprement révolutionnaire qu'aurait été le "déplacement du regard" que les "indigènes" appelaient de leurs vœux. Comment se fait-il puisque c'est sa théorie, que MJ Mondzain n'y ait pas pensé ?
Merci encore à toute l'équipe de DLT

Par Nehemiah LPL, le 07/03/2020 à 22h46 ( modifié le 07/03/2020 à 22h48 )