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Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne

Dans le Texte

Kaoutar Harchi

(Émission conçue et animée par Louisa Yousfi)

Le titre, à lui tout seul, est déjà une merveille. Trouvaille derridienne qui dit le tragique linguistique du colonisé – celui du Juif algérien en Algérie française, «je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne», revisitée sous la plume de mon invitée Kaoutar Harchi, romancière et sociologue de la littérature, éclaire d’une lumière nouvelle « l’impossible littérature »* des écrivains algériens de langue française. Cette langue qui n’est pas la leur, c’est celle de la puissance coloniale française qui étend son empire jusque dans l'intérieur des têtes et des mots qui s'y composent. Pour ces écrivains, la littérature est un champ de bataille, un front symbolique où les rapports de force s’exercent et se reproduisent sous la pression d’une acculturation des élites indigènes, à tel point qu'ils ne savent plus habiter leur propre langue, condamnés à se débattre avec une langue empruntée de l’histoire comme « langue de la littérature universelle ».

Qu’est-ce donc qu’écrire dans la langue de celui qui a historiquement réduit au silence notre langue d’origine et celle de nos ancêtres, langue bannie comme un vulgaire dialecte domestique et dont il faut nécessairement se départir si l’on aspire à quelque reconnaissance littéraire, accordée par ces professionnels de la littérature concentrés de l’autre côté de la Méditerranée ? On sait à quel point la littérature algérienne est toute entière frappée par l’expression de cette douleur identitaire encore vive, marquée par le souvenir d’une mère sacrée à jamais perdue** – « la langue maternelle » – ou d’un village de fellahs enseveli sous les feux d’une modernité broyeuse d’identités ancestrales. On réalise ici, grâce au très beau travail de Kaoutar Harchi, que cette histoire de souffrances est aussi – et surtout – une histoire de luttes que mènent chacun à leur manière les écrivains algériens afin de franchir clandestinement les frontières de la légitimité littéraire.

De la stratégie du « maquis littéraire » à l’instar de Kateb Yacine *** qui s’empare de l'idiome colonial comme d’une arme retournée contre l’ennemi aux stratégies de contournement et d’arrangement avec les instances consacrantes, jusqu’à l’assimilation opportuniste, chacune des attitudes adoptées par ces écrivains nous dit quelque chose de la France, de la manière dont elle se définit, de « l’exception culturelle » à laquelle elle s’agrippe jalousement et du "sacré" de ses frontières culturelles nationales. Parmi tous ces écrivains étrangers – mais aussi non-blancs car la discrimination littéraire est travaillée aussi par le critère racial à l’intérieur des frontières nationales – qui donc l’institution française décide-t-elle de consacrer, dans quels contextes et selon quelles modalités ? Ici, nulle question de talent littéraire au sens pur du terme, nulle considération sur les propositions formelles et esthétiques formulées par l’écrivain étranger et/ou non-blanc. Conjuguant une lucidité de dominés avec la connaissance des techniques et des savoir-faire propre à l'histoire littéraire, ces auteurs pénètrent par mille trous l'espace littéraire français à la faveur de l'histoire politique qu'ils subissent, et à partir de laquelle ils peuvent jouer des possibles en inventant leurs propres ruses. C’est pourquoi l’étude de leurs textes s’accompagne toujours et plus que n’importe quels autres, de l’étude du contexte politique et social qui les a consacré.

Déterrant ainsi tous les articles de presse, billets et interventions publiques qui entourent la montée en puissance des œuvres de ces écrivains algériens, Kaoutar Harchi démontre à quel point ces méta-textes ne font pas qu’accompagner le succès de l’œuvre mais en produisent littéralement la valeur littéraire. Publier Nedjma en 1956, en pleine guerre d'Indépendance ou publier Meursault contre-enquête l'année du centenaire de la naissance d'Albert Camus, chaque fois le destin de l'oeuvre se noue à celui de la multitude.

Et c'est heureux. Car cette mise à jour des mécanismes sociaux qui régissent l’espace littéraire a moins à voir avec une entreprise analytique de désenchantement du littéraire qu'avec une réconciliation saine et féconde entre l'écriture et le geste politique. Non pas le politique pensé comme une normativité qui assécherait l’art et le génie créateur, abandonnés tous deux sur le marché des intérêts et des opportunismes, mais le politique envisagé comme la forge matérielle de la puissance de l’œuvre, re-substantisant le coeur même de sa "valeur" en induisant des liaisons inépuisables entre l'oeuvre et l'âme vive de son époque. Ce qui, pour la peine, ne manque ni de souffle ni d'enchantement.

Louisa Yousfi

 

 

Notes :


* Frantz Kafka : « Il vivait entre trois impossibilités (…) : l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire (…) c’était donc une littérature impossible de tous côtés.»

** Kateb Yacine : « Avant d’être ligotée dans sa camisole de silence, ma mère était ma muse et ma musicienne, ma première source de poésie, puis ma partenaire de théâtre. L’école française nous a séparés. Elle a voulu voyager avec moi dans ce nouveau territoire de mots. D’une voix candide, non sans tristesse, ma mère me disait : puisque je dois plus te distraire de ton autre monde, apprends-moi dans la langue française… Formidable, non ? Ce drame filial, ni Barthes ni Sartre ne l’ont vécu. Ainsi se referma le piège des Temps modernes sur mes frêles racines et j’enrage à présent de ma stupide fierté, le jour où, un journal à la main, pâle et silencieuse, comme si la petite main du cruel écolier lui faisait un devoir, puisqu’il était son fils, de s’imposer pour le suivre au bout de son effort et de sa solitude, dans la gueule du loup. Jamais je n’ai cessé de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu… ainsi avais-je tout perdu à la fois, ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables et pourtant aliénés.»

 

*** Kateb Yacine : « le défi a été pour moi de faire de cette langue le moyen d’exprimer le monde méconnu caché ou nié de l’Algérie et mon propre monde, d’affronter la tyrannie coloniale et par en dessous celle de la langue en inventant, en innovant, en la violentant, en la subvertissant pour qu’elle dise ce que ne disaient pas les dominateurs ou le contraire de ce qu’ils disaient. »

 

Dans le Texte , émission publiée le 15/02/2020
Durée de l'émission : 80 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

6 commentaires postés

Passionnant, merci.

Par FDJ, le 04/06/2020 à 22h21

Merci pour cet interview. Je ne sais pas s'il reflète le contenu du livre de l'invitée mais je l'ai trouvé très instructif. Je n'ai rien appris s'agissant du sujet d'étude : cinq grands auteurs algériens qui ont choisi d'écrire en français, une langue qui ne serait pas la leur selon l'intitulé du livre et de l'interview. Le simple fait d'utiliser le discours sociologique pour décrire des trajectoires individuelles aurait dû m'alerter. Le résultat ne peut être que ramener ces écrivains à une posture d'impuissance, faisant d'eux des marionnettes dans un monde qui les dépasse, ou alors ne voir dans leurs choix seulement du cynisme : s'ils ont choisi d'écrire en français, c'était pour réussir à Paris. Cela laisse bien peu de place à la liberté, au hasard, aux rencontres, au désir, bref à la vie, autant de termes que la sociologie range pudiquement sous le vocable d'agentivité. Vraiment, j'aurais aimé savoir pourquoi ces auteurs ont écrit ou écrivent en français : et les réponses auraient été certainement très diverses, illustrant des destins individuels, en plus du problème général des langues en Algérie et dans le Maghreb. J'ai beaucoup appris en revanche sur les motivations et les idées de l'invitée (et de l'intervieweuse). S'agissant des motivations, elles semblent claires après un détour par Wikipédia : l'invitée étant elle-même auteure d'origine maghrebine, sans doute s'imagine-t-elle proche de son sujet d'étude et souhaite analyser les difficultés rencontrées par d'autres auteurs de même origine et comment ces derniers sont parvenus à réussir dans le monde littéraire français ! Étrange que l'Université finance ainsi des recherches personnelles. Quant aux idées, c'est le discours idéologique typique, qui tord la réalité pour la faire rentrer dans des schémas préconçus : un joli concentré de jargon sociologique, un discours d'autant plus enflé qu'il est manifestement creux. Ce discours n'est ni avare en affirmations non illustrées (des auteurs français noirs qui seraient discriminés car classés en littérature étrangère), ni de portes ouvertes à enfoncer (la littérature, art bourgeois, qui, bizarrement, applique des critères bourgeois de distinction), ni de faux scandales (les écrivains algériens classés en littérature francophone et non en littérature française comme si l'Algérie était encore française), ni de contradictions (des auteurs français qui revendiquent leur altérité raciale, sexuelle ou politique, mais qui ne veulent pas être vus selon ce prisme mais considérés dans un pur universel, celui qu'ils sont les premiers à dénoncer), ni d'impudences (Kamel Daoud vivant et travaillant en Algérie dont le discours sur l'Algérie serait moins légitime que des intellectuels vivant en France, et en revanche des auteurs issus des quartiers populaires qui eux seraient plus légitimes à parler des banlieues que des auteurs d'origines raciales, géographiques ou sociales différentes). L'escroquerie finale, celle qui sous-tend tout ce discours, c'est l'affirmation des indigènes de la République que la société française n'a pas dépassé le fait colonial : comme si la France se réduisait à son passé colonial. C'est vouloir se donner beaucoup d'importance symbolique que d'affirmer que toute une société est contre soi. C'est exactement la même récupération qui est tentée quand on compare le destin de ces auteurs algériens, tous talentueux, et reconnus comme tel, avec un destin, qui reste à construire, pour des auteurs français contemporains dont les origines sont diverses. En assimilant des problématiques qui ne sont pas les mêmes, on se compare à bon compte - et les exemples choisis sont glorieux - mais on n'apprend rien sur les véritables mécanismes à l'œuvre. Beaucoup veulent réussir dans la vie et quoi de plus normal. Comme partout, quand il y a beaucoup de prétendants et peu d'élus, la compétition est féroce. Mais j'ose croire qu'un forme de talent compte encore, que les meilleurs l'emportent, que si des discriminations, scandaleuses, existent, on puisse les dénoncer. Mais pour cela, il faut produire des connaissances, et non du verbiage oiseux. Il faut mettre en avant des auteurs inconnus, fantastiques qui n'auraient jamais été publiés. Il faut étudier finement le processus de sélection des manuscrits et en quoi il écarterait de tels talents, etc. On ne démontre rien si on s'appuie sur des contre-exemples : des auteurs étrangers qui, eux, ont réussi à se faire une place dans le monde littéraire français, au point d'être distingués : Académie Française, Goncourt du Nouveau Roman, prix de l'Académie Française, répertoire de la Comédie-Française etc. Une démonstration si faible ne sert qu'à alimenter un discours victimaire pour les uns, et pour les autres, elle justifie ce sentiment grandissant que certains ne savent que cracher dans la soupe, Un livre c'est non seulement un auteur, mais ce sont aussi des lecteurs et manifestement, on ne s'en soucie guère ici. C'est sans doute le cœur du sujet, au delà du monde littéraire : une gauche qui se désintéresse du plus grand nombre (les lecteurs), et ne s'intéresse plus qu'aux minorités agissantes, celles qui veulent prendre le pouvoir symbolique, censément pour le bien de communautés qu'elles prétendent représenter mais plus manifestement pour leur propre égo. Il y a des permanences cependant : un auteur à succès, cela reste un auteur qui vend des livres, et le génie littéraire ne se révèle qu'avec le temps. Il en sera de même avec ces idées : l'histoire en fera le tri.

Par cherpove, le 25/02/2020 à 16h55

Merci.

Encore sous le choc de la prise de conscience de cet impensé (pour moi) que représente la séparation entre littérature française et littératures francophones.

Par Abracadabra, le 17/02/2020 à 18h41

Remarquable par la qualité, la finesse et la pertinence des deux interlocutrices !

Par Jikan, le 17/02/2020 à 18h03

PASSIONNANT!!! Merci beaucoup!

Par camille escudero, le 15/02/2020 à 14h23

Il ne me semble pas avoir entendu le nom de Yasmina Khadra dans cette émission, éminent écrivain algérien de langue française.
Bien que Kaoutar Harchi soit brillante et très intéressante à écouter, je me demande si je n'aurais pas préféré qu'on parle des récents évènements en Algérie, et de la lutte contre cette domination-la, qui est quand même plus actuelle et plus dans l'incarnation de la lutte contre un pouvoir malfaisant.
L'accès individuel ou collectif aux strates dominantes est un sujet en soi. Ainsi que les tactiques qui sont employées, car là, on est en plein dedans.
Mais ce serait préférable qu'il soit présenté ainsi, et pas comme un processus politique majeur, ce qu'il n'est pas.
Qu'en plus, il masque un autre processus politique majeur, c'est très ennuyeux.

Par Yanne, le 15/02/2020 à 12h13