La haine des intellectuels
Aux Sources
Sarah Al-Matary
La France aime se présenter comme le pays des intellectuels, garant de la raison universelle. N’a-t-elle pas à sa tête un philosophe, disciple-de-Paul-Ricoeur ? Plus sérieusement, au-delà de ce storytelling présidentiel, n’a-t-elle pas enfanté Emile Zola, figure originelle et paradigmatique de l’écrivain engagé ? N’a-t-elle pas offert aux sciences sociales les lumières de Durkheim, Bourdieu et Latour, et à la philosophie l’acuité de Montesquieu, Rousseau, Voltaire ou encore Foucault, Deleuze et Baudrillard ? Que serait la littérature sans Proust, Céline et Camus, sans Ernaux et Modiano ? On pourrait égrener les noms encore longtemps. Ils attestent d’une certaine passion. La France aime les idées, et elle aime aimer les idées. Mais faut-il s’en tenir là ? Faut-il s’interdire de regarder l’autre face de la pièce – la haine des intellectuels ? Ne risque-t-on pas ainsi de façonner une vision mythifiée de notre pays, d’alimenter un roman national qui occulte la virulence et la permanence des discours anti-intellectualistes qui jalonnent notre histoire ?
Telle est la question soulevée par Sarah Al-Matary, maîtresse de conférences en Littérature à l’Université Lumière-Lyon 2, dans La haine des clercs. L'anti-intellectualisme en France (Seuil, 2019). En remontant à la révolution industrielle des années 1830, elle retrace l’histoire des saillies anti-intellectualistes qui conduisent de Pierre-Joseph Proudhon (dénonçant la supposée supériorité de la théorie sur la pratique et le mythe de l’inégalité des intelligences) à Nicolas Sarkozy (s’alarmant qu’un « sadique ou un imbécile » ait mis La Princesse de Clèves au programme d’un concours de la fonction publique). Cette histoire, riche, complexe et incroyablement documentée, comporte deux enseignements cruciaux. D’abord, si la droite, dans ses élans contre-révolutionnaires, catholiques ou poujadistes, a abondamment manié la critique des intellectuels, sur des registres parfois franchement antisémites, misogynes et homophobes, elle n’a cependant pas le monopole de l’anti-intellectualisme. Il existe aussi à gauche, en particulier chez les anarchistes et les communistes, une méfiance à l’égard des avant-gardes intellectuelles suspectées de confisquer le pouvoir aux prolétaires qu’on prétend émanciper. Ici, le discours ouvriériste s’accompagne en général d’expérimentations pédagogiques alternatives, guidées par un horizon d’auto-émancipation. Le deuxième apport de ce livre consiste à montrer que les classes populaires et les travailleurs manuels ne sont pas les premiers ni les principaux pourvoyeurs d’anti-intellectualisme. En effet, fort souvent, ceux qui se dressent contre les intellectuels font eux-mêmes partie de ce groupe, que ce soit par leur extraction sociale, leur appartenance professionnelle ou leur capital culturel. Au lieu d’y voir une « haine de soi », il faut alors comprendre l’anti-intellectualisme comme une stratégie de distinction au sein d’un champ intellectuel régi par les logiques de rivalité et de pouvoir. L’anti-intellectualisme n’est donc pas un irrationalisme. Il ne remet pas en cause l’intelligence et la raison mais leurs excès : la spéculation, l’abstraction, le dogmatisme.
La prise de recul historique proposée par Sarah Al-Matary permet de poser un éclairage précieux sur des questions éminemment actuelles : Comment les mots « intello » et « bobos » se sont-ils imposés dans le langage courant, et comment ont-ils acquis leur connotation péjorative ? Pourquoi les intellectuels ont-ils largement disparu de l’espace public ? En raison de la réticence des médias à s’ouvrir aux universitaires ? En raison aussi d’une autocensure liée au fait que nombre d’intellectuels craignent, lorsqu’ils s’adressent à un public large, de tomber dans l’ésotérisme ou le simplisme ? Comment, simultanément, l’anti-intellectualisme s’est-il propagé parmi les plus hautes sphères de l’Etat (Manuel Valls, pour qui « expliquer » le djihadisme était « déjà vouloir un peu excuser » l’inexcusable, n’a pas grand chose à envier à Sarkozy) ? Enfin, quand de jeunes émeutiers incendient une bibliothèque ou une école, quand des gilets jaunes vilipendent des journalistes ou quand un gouvernement néolibéral assèche les crédits de l’enseignement et de la recherche, faut-il y voir un anti-intellectualisme qui serait passé du domaine des mots au domaine des actes ? Ces interrogations sont au cœur de notre émission. Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal
Commentaires
14 commentaires postés
Je suis dans une colère noire ! Qu’est-ce que c’est que ce ton policé ? Comment peut-on être d’accord avec un interlocuteur sur absolument tout pendant si longtemps ? Je ne comprends pas l’intérêt de faire une émission (je n’ai pas lu le livre) sur le thème de l’anti-intellectualisme si c’est pour nous ressasser que l’anti-intellectualisme est aussi partagé que l’intelligence. Moi, je viens d’une famille de nantis ultra-cathos pinochetistes et racistes pour qui toute personne qui exerce un métier artistique et possède plus de… allons, trois bouquins est un puant communiste doublé d’un intellectuel (entendre extra-terrestre). Je suis aussi obligé de cohabiter avec un beau-père architecte légèrement mégalo (j’espère que cela ne surprend personne) qui est un habitué des dérapages (j’ai par exemple eu le droit, hier, d’apprendre de sa bouche qu’il était lui-même le type le moins antisémite du monde ; outre le caractère absurde de l’affirmation, cela m’a fait songer à son salut hitlérien d’il y a deux ou trois ans au cours d’un dîner, à sa vénération pour Mussolini (immense architecte), Céline, Drieu la Rochelle, et tous les « talents méconnus issus de la collaboration »), et pour qui toute personne qui n’exerce pas un métier libéral est automatiquement autre chose qu’un intellectuel (mais certainement une ou un imbécile). Alors moi je prétends que l’anti-intellectualisme est une connerie, autant que l’intellectualisme, que ce soit celui de mes tantes d’un autre siècle, ou celui de mon facho de beau-père (qui est dans la pièce d’à côté). Une connerie, donc, et très nettement marquée à droite, même chez ceux qui se prétendent les gens les plus à gauche du monde.
Je suis navré, mais vous n’avez pas parlé de Michel Onfray (sauf pour dire qu’il était un symptôme (toujours agréable…) et un succès de librairie. Vous avez survolé Sartre, Foucault, Deleuze, et Bourdieu (que vous avez eu la grâce de montrer). A ce sujet, je ne crois pas que le sociologue se refusait à passer sur le petit écran parce qu’il n’en connaissait pas les codes (relire Sur la télévision). Quels codes ? Sucer son prochain, voilà le seul code de la télévision. Obéir au présentateur tout-puissant, qui t’enjoint par exemple de ne pas parler de politique dans une émission littéraire (et qui plus tard lance une revue de luxe appelée America, America se référant exclusivement aux USoA, et moi je suis un américano bien emmerdé).
Je sais que l’émission ne dure qu’une heure, mais merci d’essayer d’approfondir les discussions, même si c’est au prix d’égratigner quelques monstres sacrés (parce que j’en ai entendues de belles sur messieurs Sartre, Foucault, Deleuze et Barthes (sans parler de BHL et de Glucksmann père, mais ça…), de la bouche du même Onfray).
Par Diego Montes, le 02/09/2019 à 14h05
Merci pour cet entretien très intéressant.
J'ai une question : dans quelle mesure lorsqu'on trouve que le travail d'un intellectuel manque de rigueur ou de sérieux cela peut être rangé dans de l'anti-intellectualisme ? Je demande ça car j'ai apprécié découvrir qu'il y a beaucoup plus de formes d'anti-intellectualisme que ceux dits "populaire" ou "petit-bourgeois", en revanche je n'arrive pas à comprendre pourquoi l'auteure classe les propos de Bourdieu dans de l'anti-intellectualisme alors même que celui-ci précise que s'il y a une sociologie qui dessert l'ambition sociologique c'est précisément celle qui reste bloquée dans une forme d'idéologie et ne veut justement pas mettre en question son prisme de lecture.
Quelles sont les frontières de ce concept d'anti-intellectualisme ? Je trouve que l'émission ne permet pas de distinguer suffisamment cette attitude d'autres qui ne sont pas du même ordre (critique, exigence scientifique etc...)
Au passage je tiens à souligner que j'apprécie de plus en plus les entretiens menés par Manuel : la contextualisation, les questions et les remarques sont bien mieux posées qu'avant, ce qui permet vraiment un gain intellectuel. Merci !
Par Philomène, le 19/05/2019 à 15h56
Très intéressante émission ! Merci beaucoup à Manuel Cervera-Marzal et à son invitée, que j'avais déjà entendue sur France Culture, mais que j'ai réécoutée avec plaisir !
Par J. Grau , le 17/05/2019 à 15h48
@j-grau-lpl
ni mépris ni science infuse comme argumentaire, par rapport à votre pseudo énigmatique.
une dernière chose, il parait que c'est l'avenir écologique de la planète qui est en jeu en ce moment surtout pour les générations futures. dans nos pays riches, même les plus pauvres des habitants polluent au cours de leur vie, 50 fois plus qu'un africain, qui habite la même planète, et nous polluons comme ça de manière exponentielle depuis 2 siècles!
même les pauvres des pays riches devrons payer plus pour la pollution qu'ils génèrent. ou alors se la faire douce en ne participant qu'a la marge à la frénésie laborieuse et consommatrice.
Par luc lefort, le 16/05/2019 à 08h42
J'ai comme l'impression que cette mode de l'anti intellectualisme est quand même une "maladie" importée, de nombreuses études sur le monde anglo-saxon qu'elles soient historiques, philosophiques, anthropologiques ont démontré en quoi l'anti intellectualisme était un pilier des fondamentaux culturels de cette espace en opposition aux mondes germanique et francophone continentaux particulièrement aux sortir du XVIIIÈME siècle.
Déjà la vision du libéralisme a l'anglosaxone est profondément anti intellectuelle dans le fait que cette vision s'imagine comme profondément encrée en l'homme et donc aussi intengible que la terre est ronde ce qui vous en conviendrez n'est pas un bon point de départ pour toute démarche intellectuelle qui se doit d'être basée sur un doute préalable.
D'où la création de concepts ineptes scientifiquement mais pourtant exposées comme des évidences que sont la main invisible, mais surtout le fameux "Common Sens".
Notre pays s'acultrurant du moins sa frange la plus réactionnaire souvent de ce monde anglo-saxon idéalisé il est logique que l'anti-intellectualisme arrive aussi dans les bagages.
Par Matt44 , le 16/05/2019 à 01h34
Dernier message à Luc Lefort, car je n'ai pas envie de polluer ces commentaires avec une discussion qui n'a que peu à voir avec l'émission.
1. Je n'ai pas voté non en 2005 pour être subversif, mais parce que cela correspondait à mes convictions. J'ai bien lu le traité et plusieurs articles sur ce traité, et j'ai compris qu'il était la synthèse de ce que je n'aimais pas dans l'Union européenne. Allais-je voter contre mes convictions sous prétexte que des opportunistes ou des fachos votaient comme moi ? C'est comme si on disait qu'il faut être contre l'écologie parce que certaines personnes d'extrême droite s'en réclament.
2. La xénophobie n'est sans doute pas seulement causée par le chômage et les inégalités sociales. Mais c'est tout de même un facteur à prendre en compte. En France, les anciennes régions industrielles du nord et du nord-est sont un terreau favorable au RN-FN, tout comme les nouveaux Länder en Allemagne. Le sentiment de déclassement et d'abandon par l'Etat et l'oligarchie est un des facteurs de la montée de l'extrême droite, même si je vous accorde que ce n'est pas le seul.
3. Que certains Gilets jaunes aient en ligne de mire les "assistés", c'est bien possible, et c'est même certain. Il est humain de chercher des boucs émissaires chez les plus faibles, et ce d'autant plus que certains médias et politiciens incitent à le faire depuis des années. Mais plutôt que d'aller voir le "combat sous-jacent" des Gilets jaunes, il est peut-être intéressant de voir quelles sont leurs revendications explicites. Et au moins une partie d'entre elles me paraît très légitime.
4. Je ne veux évidemment pas faire de l'entrisme gauchiste chez les Gilets jaunes. Ce ne serait pas "mystérieux", mais ridicule. Je dis seulement que les citoyens et les organisations soucieux de justice sociale et de démocratie ont sans doute intérêt à soutenir ce mouvement. C'est ainsi que la CGT, surmontant ses réticences initiales, a opéré un rapprochement à mon avis justifié - et d'autant plus que certains Gilets jaunes font aussi partie de la CGT. Peut-être que je me trompe, je ne prétend pas avoir la science infuse, contrairement à certains dont vous faites peut-être partie, vu la manière assez méprisante dont vous parlez des gens qui ne partagent pas vos analyses.
Par J. Grau , le 15/05/2019 à 22h23
à j-grau-lpl
en 2005 voter "non" en compagnie de le pen et fabius, c'était définitivement subversif…
je peux être en partie d'accord avec vous sur le constat de la dérive droitière de toute la société, mais ça a peu à voir avec l'économie puisque c'est évident même dans des pays très riches.
par delà la souffrance sociale aigue de certains "gilets jaunes", le combat sous jacent qu'ils mènent c'est contre les "assistés". car ils ont l'impression d'avoir coché toutes les cases du conformisme existentiel: travail, famille, patrie... et ils se rendent compte qu'une frange de plus en plus importante de la société, pour échapper à la condition prolétarienne, préfère vivre pauvrement, et se la faire douce, plutôt que jouer la comédie sociale. même les diplômes universitaires ne prédisposent plus mathématiquement au confort économique.
et si on résonne au niveau mondial, combien de pays très pauvres sont sous "assistance" financière des pays riches. ceux ci travaillent, polluent, et compensent financièrement, par calcul plus que par pitié. pour l'europe, en allemagne certains jappent car ils ne veulent plus payer pour les pays club med qui ne travaillent pas aussi efficacement qu'eux. c'est le travail qu'il faut combattre, pas les "assistés".
mais si vous voulez descendre dans la rue avec "les gilets jaunes" en espérant faire de l'entrisme gauchiste dans ce mouvement, ce n'est pas déshonorant, c'est mystérieux!
Par luc lefort, le 15/05/2019 à 09h13
A Luc Lefort
Je pense que vous caricaturez les Gilets jaunes. Une partie au moins de leurs revendications est parfaitement légitime, et je ne crois pas que la frange d'extrême droite soit représentative de la majorité de ce mouvement disparate.
Quant au référendum de 2005, j'ai voté non et j'en suis fier. Je n'ai pas fait ce choix pour les mêmes raisons que l'extrême droite et je ne pense pas avoir contribué à la montée en puissance de celle-ci. Si l'extrême droite est devenue si puissante, en France et ailleurs, c'est en grande partie à cause de la trahison des partis de centre-gauche. Ces derniers se sont droitisés sur le plan économique - lâchant au passage les classes populaires et le bas des classes moyennes, et organisant le démantèlement des services publics et de la protection sociale. Mais ils se sont même droitisés dans d'autres domaines : surenchère sécuritaire, politique de plus en plus xénophobe (avec, par exemple, une tentative de faire passer une loi sur la déchéance de nationalité). En voulant chasser sur les terres de la droite et de l'extrême droite, la pseudo-gauche (PS, SPD, New Labour...) n'a fait que contribuer à déplacer toujours plus à droite l'idéologie dominante.
Par J. Grau , le 14/05/2019 à 22h32 ( modifié le 14/05/2019 à 22h33 )
@ j-grau lpl
la philosophe c mouffe en particulier, et en général tous ceux qui considère le "peuple" comme un ensemble qui doit faire tomber "le tyran" macron. malgré les revendications initiales (peu sympathiques!) du mouvement des "gilets jaunes": "valeur" travail, anti assistanat, pollution de cette planète revendiquée, sous prétexte de fin de mois, versus fin du monde...sans parler des drapeaux français, déployés en permanence pour cracher sur l'union européenne entre autres.
à peu près les mêmes intellectuels de "gauche" que ceux qui ont voté "non" en 2005, avec l'extrème droite. ils pleurent encore sur cette alliance victorieuse du "peuple", injustement invalidée. c'était croquignolet de les voir à la télé, en pleine révolution, au milieu des fumées de lacrymos..
Par luc lefort, le 14/05/2019 à 10h24
@Raphaël : on sent qu'il manque encore les plans "de profil" sur les invités, qui vont bien à l'intervieweur je trouve. Je sais pas si c'est voulu, ou justement si ça demande de travailler le décor, mais en tout cas, ça ajoute bien du dynamisme !
Content aussi de voir que Hors-Série va suffisamment bien pour investir dans du matos ! Vous ne vous racontez pas beaucoup :p (j'entends bien que c'est pas le sujet mais bref ^^).
Par Matthieu, le 13/05/2019 à 21h26
@Matthieu. Vous avez vu juste. Hors-Série s'est équipé d'une troisième caméra. Cela suppose encore quelques petits ajustements coté décor qui sont en cours. :-)
Par Raphaël, le 13/05/2019 à 20h00
Dites, vous avez une troisième caméra maintenant ?
Je trouve que ça dynamise bien les vues sur l'intervieweur (Manuel ici), ça doit aider pour la réalisation ! :)
En tout cas, merci pour cette émission, c'était fort intéressant.
Par Matthieu, le 13/05/2019 à 15h11
A Luc Lefort
Quels intellectuels "de gauche" ont soutenu les Gilets jaunes d'extrême droite ? Pourriez-vous être plus précis ? Voulez-vous dire que le soutien apporté aux Gilets jaunes dans leur ensemble revient à cautionner la frange d'extrême droite du mouvement ?
Par J. Grau , le 13/05/2019 à 09h46
même si le livre de s al- matary a été écrit avant l'émergence du mouvement des "gilets jaunes", la finalité de cette émission est de s'inscrire dans un soutien intellectuel de ce mouvement. mais pour l'instant pas un "gilet jaune" sur le plateau de "hors série", aucun "gilet jaune" conformément révolutionnaire, n'ayant, à ce jour, pondu un livre à analyser…
c'est beau de voir bourdieu parler des "jaunes" quelle anticipation colorée! et s al-matary parler de "mascarade" à propos de la discussion de macron avec une soixantaine d'intellectuels, mais c'est la fermentation révolutionnaire des gilets jaunes d'extrème-droite, soutenue par des intellectuels de "gauche" que ceux-ci boiront jusqu'à la lie.
Par luc lefort, le 12/05/2019 à 11h06