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Les temps modernes

Dans le Texte

Jacques Rancière

Jacques Rancière n'est pas fatigué. Non content d'avoir livré une série de conférences dans plusieurs pays de l'ex-Yougoslavie, de les avoir publiées en anglais, de les avoir traduites vers sa langue maternelle pour les publier à la Fabrique (et pendant ce temps-là on l'a aussi aperçu quelquefois dans la Nuit Debout de Paris où il philosophait plaisamment sur ce qui se jouait là), il s'avère un interlocuteur inépuisable, et tout à fait désarmant. Des "temps modernes" - c'est le titre de son livre - on avait tiré quelques noeuds problématiques dont on voulait demander des comptes, on avait prévu des contradictions, un entretien critique comme on aime les conduire. Mais le quasi-octogénaire tient une forme assez éblouissante pour ne jamais se laisser piéger dans la moindre ornière, et file aussitôt là où on ne l'attendait pas, rebondit et s'envole, en un rythme bien trop soutenu pour qu'on ait pu en placer une. Ce n'est pas une anguille, c'est un poisson volant - et l'on est bientôt réduit à se laisser émerveiller par son vol frétillant, en remettant à plus tard le lent et lourd travail du dialogue contradictoire.

Le matériau de départ est pourtant très consistant : il y est question de la "modernité", des usages qui ont été faits de cette notion pour classer des oeuvres ou justifier des politiques, usages que le philosophe disqualifie avec une égale vigueur. Mêler ainsi le champ esthétique et la philosophie politique peut sembler cavalier ? Que l'on songe à ce qu'on appelle la "post-modernité", cette époque de la prétendue fin des grands récits qui conditionne aussi bien la production artistique (condamnée à mimer le chaos) que la gouvernance politique (affectant d'être réduite à gérer son évitement) - il y a bien là une structure commune. En fait, une affectation commune (car en réalité rien n'est fini de ce qu'on devrait appeler modernité). S'agissant de la politique, la démonstration de Rancière est redoutablement convaincante : la "fin des grands récits" est une foutaise, et "post-moderne" un adjectif fallacieux (que le philosophe n'emploie d'ailleurs jamais). "Tandis que l'on claironnait la fin du grand récit marxiste, écrit-il, la domination capitaliste et étatique en reprenait à son compte le noyau dur : le principe de la nécessité historique. Plus que jamais l'obéissance à cette nécessité et son intelligence étaient posées comme l'unique voie de tout bonheur à venir. Ce bonheur, il est vrai, ne passait plus par les voies du retournement et de la rupture. Il passait au contraire par une optimisation de l'ordre existant." Ce nouveau grand récit, on l'aura compris, est d'autant plus pernicieux qu'il avance masqué, distillant ses signifiants maîtres ("réforme", "crise", "globalisation") comme s'ils disaient le réel dans sa nécessité, en n'assumant jamais son caractère de récit (c'est-à-dire de fiction).

Mais Rancière n'a guère plus de sympathie pour l'autre grand récit - le marxiste - qui interdit l'émancipation qu'il réclame en distribuant encore et toujours des temporalités hiérarchisées (d'un côté l'avant-garde éclairée qui connaît et comprend la nécessité historique, de l'autre les masses aveugles qui vivent au jour le jour en attendant qu'on la leur révèle). L'auteur des Temps modernes chérit trop l'émancipation pour se satisfaire d'un tel projet, et en developpe, dans la lignée de ses travaux sur Le Maître ignorant, une approche singulière où chacun peut et doit ouvrir, ici et maintenant, le temps de sa liberté, dans les oeuvres comme dans la vie. Est-ce que ce faisant, il modifie les structures du monde, qui conditionnent notre aliénation ? C'est toute la question...

 

Dans le Texte , émission publiée le 14/07/2018
Durée de l'émission : 70 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

17 commentaires postés

J'aime assez la discussion sur les formes d'art faites pour être intéractive.

C'est un point qui parlera beaucoup aux gens qui commencent à parler du jeu vidéo comme un art à part entière qui est petit à petit en train d'acquérir de la maturité. Pour le faire très court, c'est une discussion où l'on fait beaucoup la comparaison avec le cinéma : entre les balbutiements du début, l'émergence d'une industrie du divertissement, puis celle d'une scène plus indépendante et politique. Dans les deux cas, en tout cas, c'est un art collectif avec des métiers très spécialisés et complémentaires qui doivent travailler ensemble.

En l'occurence, la principale différence d'avec le cinéma, et notamment du film d'animation, c'est l'interactivité. Le seul métier nécessaire pour faire un jeu vidéo qui ne l'est pas pour un film d'animation, c'est le Game Designer. Or, sa fonction c'est justement d'écrire les règles du jeu et son contenu en envisageant la manière dont il souhaite que le joueur en fasse l'expérience.

Par Al K, le 26/11/2019 à 18h34

Quelle ringardise que cette évocation de Maduro ou Chaves, et au passage la caricature de la révolution soviétique qui a échoué d'elle-même, sans raison extérieure (non non la menace nazie pour détruire les slaves et les bolchéviques, la menace nucléaire US, non, non pécadilles que tout cela). Bien au chaud, Monsieur Rancière tricote ses petits livres inutiles...

Par hervé szczepaniak, le 26/10/2018 à 12h53

La russie soviétique n'était peut-être pas idéal mais, comme le rappelait feu Jean Salem la part du budget d'un ménage pour les frais de fonctionnement (chauffage, loyer etc) représentait 4% du budget de ce ménage: ça permet tout de même de libérer grandement l'esprit pour autre chose que d'en finir avec la nécessité (aujourd'hui combien en France ne vivent que pour survivre?). Quand j'entends vers la 40' une remarque pertinente de Judith Bernard pour témoigner au fond de la faiblesse des mouvements marginaux types la zad ou nuit debout et entendre Rancière répondre que ce n'est pas le retour du réel mais réel contre réel cela me laisse plus que perplexe. Staline disait, ironique: le Pape? Combien de divisions? Il avait sans doute bien compris que contre les "forces de la domination" comme dit Rancière, une simple "reconquête" du temps est un peu légère... Après, si Monsieur Rancière avait la gentillesse de m'expliquer ce qui pour moi est une immense faiblesse de sa pensée, j'en serais ravi. D'autant qu'y voir clair pour agir devient urgent...

Par hervé szczepaniak, le 26/10/2018 à 12h47

Je fais des efforts, mais vraiment je me demande à quoi sert Rancière? Drôle d'entendre quelqu'un critiquer les experts, ou ceux qui se posent en "savant" et qui, ce faisant, tient exactement le même rôle. L'intervieweuse, vers la 38' essaie avec des pincettes face au maître (ignorant mais qui assène pourtant) quelques remarques justes sur au fond l'action politique. Il se débine: pirouette. On disait en 68 Althusser à rien; on pourrait dire aujourd'hui rancière rance demain. Badiou est un peu plus conséquent.

Par hervé szczepaniak, le 25/10/2018 à 23h34

Le seul truc qui m'a énervé est que j'ai effectivement trouvé l'extrait du film de 28 très en rapport avec le capitalisme (permanentes vs couturières). Sinon (je vais être court car je me rend compte que je suis en train de submerger le site de messages plus ou moins pertinents...) vous voir rire tous les deux est réjouissant, même si ce n'est pas en même temps (heureusement, sinon, quel bordel...).

Allez, je dois penser à un copain pour qui le mouvement libre doit signifier quelque chose.

Par Diego Montes, le 23/07/2018 à 02h09

très bel échange, j bernard titillant avec acuité, un j rancière aussi incisif que réactif. quelques formules définitives, par exemple sur le ¨communisme esthétique¨ et les mains des ouvrières du film de d vertov. ou sur ¨l´expérience des fausses victoires¨ de gauche: mitterand, hollande...
les hierarchies fondées sur le savoir... pour guider les masses.

Par luc lefort, le 17/07/2018 à 11h00

Pardon JEREMIE.

Par Diego Montes, le 17/07/2018 à 03h41

J'abdique. Bonne nacht.

Par Diego Montes, le 17/07/2018 à 03h38

Dépoussiérons nos commentaires, les gars.es!

Diego Montes

Par Diego Montes, le 17/07/2018 à 03h37

Pardon: c'est donc Jérémie qui a répondu pour Pauline (beurk the same). Alors Pauline, qu'est ce qui vous fait tant marrer? ça fait trois jours qu'on poireaute.

Diego Montes

PS: Et puis le peuple qui ne veut pas de son propre bien...

Par Diego Montes, le 17/07/2018 à 03h27

Heureusement que Pauline a répondu pour Jérémie (beurk). Jacques, votre tâche est désormais de défaire le discours néolibéral. Bon travail.
Libé-ration est élitiste, 28 minutes d'Arte est élitiste, je suppose que Tout le monde en parle et qu'On est pas couchés sont élitistes, et la pub est élitiste. Alors, Jérémie, qu'est-ce qui vous fais dire ce que vous dites?

Diego Montes

Par Diego Montes, le 17/07/2018 à 03h21

Judith B., je ne peux plus me concentrer; pourriez-vous vous faire une permanente, et demander à monsieur Rancière de porter une cravate rose au prochain entretien? Je pige de plus en plus les tenants et les aboutissants de la dette (et du libre mouvement), et vous réitère mon désir de monter sur vos planches. Allez, je me retape l'émission.

Diego Montes

Par Diego Montes, le 17/07/2018 à 03h09

Très bonne interview.
Mais vous n'avez pas réussi à lui prouver que le discours marxiste était pertinent par rapport à sa pensée.
Bien essayé. Le seul problème, c'est qu'il n'a pas lui-même de contre-discours structuré et original qui permettrait de défaire le discours néo-libéral.
Alors ça clapote. Mais ce n'est pas parce que ce discours n'est pas advenu après la chute des utopies que pour autant, il ne pourrait pas exister. Ce n'est pas parce les contre-discours abondent alors qu'ils se sont perdus eux-mêmes, que pour autant, d'autres ne pourraient pas être encore plus performants. En transcendant le marxisme,à la manière de la Caverne de Platon

Par Yanne, le 16/07/2018 à 14h43

Je viens , grâce à cet entretien , de me remémorer les discussions sur les notions de "progrès" et de "modernité" lors des piquets de grève en 1995 ...point de bacheliers , des bep et cap cogitaient ces questions !

Par Jean-Michel Guiet, le 16/07/2018 à 13h41

Excellent ! Pugnace et à l'esprit jeune et fécond le Rancière. Merci. Toujours aussi bonne lectrice judith.
Pour ton élitisme, c'est juste que tu veux le bien du peuple. Malgré lui.

Par jeremie chayet, le 14/07/2018 à 19h51

Ah tiens, mon inconscient élitiste ? Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

Par Judith, le 14/07/2018 à 18h33

Jacques Ranciere est passionnant. Quant à Judith Bernard,elle est vite rattrapée par son inconscient élitiste,c'est assez drôle.

Merci

Par Pauline DELFAU, le 14/07/2018 à 17h14