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Le ventre des femmes

Aux Sources

Françoise Vergès

Au cours des années 1960, à la Réunion, des milliers de femmes se firent avorter et stériliser sans leur consentement, dans leur sommeil, au sein de la clinique du Dr Moreau, un baron de la droite locale. Ces crimes ne sont pas le fait de quelques médecins isolés et malveillants. Ils furent rendus possibles par un contexte global, sur fond de magouille politicienne, d’appât du gain, de détournement d'argent public, de misogynie et de néocolonialisme. En relaxant les auteurs de ces crimes et en promouvant une politique antinataliste agressive, l’Etat français a une responsabilité directe dans ce scandale. Comment l’Etat a-t-il pu accompagner ces avortements forcés alors que, dans le même temps, dans l’Hexagone, il interdisait l’avortement et traquait les femmes qui y avaient recours ?

Dans Le ventre des femmes (Albin Michel, 2017), Françoise Vergès part de ce paradoxe – finalement apparent puisque, en métropole comme dans les départements d’outre-mer, c’est le même contrôle du corps des femmes qu’on impose – pour sonder les structures racistes de l’Etat, qui oblige certaines femmes à enfanter tout en l’interdisant à d’autres femmes. L’historienne interroge également la cécité des féministes françaises qui, dans le "manifeste des 343" en faveur du droit à l’avortement publié en 1971 par le Nouvel Observateur, ne jugèrent pas nécessaire de mentionner les violences infligées aux femmes réunionnaises – violences dont elles avaient pourtant connaissance. Comment des féministes sincèrement internationalistes, lectrices de Frantz Fanon, engagées en solidarité avec le Vietnam et l’Algérie, purent-elles rester indifférentes au sort d’autres femmes françaises, descendantes d’esclaves ? Ce point aveugle de la deuxième vague, cet impensé colonial du féminisme français, n’a fait que s’accentuer au cours des décennies suivantes, au point d’ouvrir la voie à un féminisme réactionnaire, nationaliste et raciste aujourd’hui en vogue.

L’ouvrage de Françoise Vergès fait la part belle à celles et ceux que les manuels scolaires et les livres d'histoire ont effacé de nos mémoires : les femmes esclaves insurgées, les marronnes puis, plus tard, les femmes avortées contre leur gré, les enfants réunionnais de familles pauvres arrachés à leurs parents et envoyés dans des familles d’accueil de la Creuse, les jeunes d’outre-mer envoyés dans l’Hexagone pour y occuper les postes ingrats et mal rémunérés. Mais l’objectif n’est pas de réintégrer ces oubliées au récit national. Il s’agit, plus radicalement, de faire voler en éclats ce cadre d’interprétation, d’en exhiber le biais colonial et in fine de dénationaliser notre regard. A partir de là, c’est l’ensemble de nos analyses qui sont à reprendre. C’est pourquoi, au cours de l’entretien, qui revient sur les éléments mentionnés ci-dessus, nous avons également discuté de non-mixité, de privilège blanc, du rapport compliqué à l’universalité, de la façon dont l’art perpétue des représentations coloniales, du racisme d’Etat et, pour terminer sur une note positive, de Black Lives Matter et de #MeToo.

Françoise Vergès met autant de désordre dans nos évidences que d’ordre dans nos questionnements. Je vous souhaite un bon visionnage !

Manuel Cervera-Marzal

Aux Sources , émission publiée le 23/12/2017
Durée de l'émission : 79 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

14 commentaires postés

ouaoou ... merci, tout simplement.

Par Anthony, le 25/01/2018 à 14h21

Allez, j'ajoute ma pierre au mur de louanges : merci pour cette émission !

Par EmMe, le 10/01/2018 à 16h45

Absolument magnifique !!!

Par Raphaëlle Tchamitchian, le 06/01/2018 à 14h30

Très intéressant. Cela fait plusieurs années qu'en fréquentant les squares pour enfants, je suis frappée par le fait qu'il y a une sorte de sous-traitance de la petite enfance par l'emploi de femmes racisées, l'émancipation des femmes par le salariat ne serait-il possible qu'avec une forme d'exploitation des femmes racisées ?
Quelques passages m'ont toutefois laissée perplexe, en particulier celui sur OJ Simpson. C'est peut-être le storytelling qu'on a voulu nous faire croire, mais j'avais toujours pensé qu'OJ Simpson avait justement été acquitté parce que noir, les jurés voulant sauvegarder la paix sociale, alors qu'il était clair qu'il était coupable... Ceci étant, après réflexion, je n'ai pu m'empêcher de comparer son cas à celui de Bertrand Cantat. Après son acquittement, OJ Simpson a été complètement exclu de la société qui était la sienne, ce qui n'est pas le cas de Cantat qui reprend, avec des remous, une carrière solo.

Une autre phrase m'a laissée un peu perplexe. C'est quand Françoise Vergès laisse sous-entendre qu'il n'y a quasiment plus d'enfants blonds dans les écoles... Cela sonnait presque comme une reprise de la théorie du grand remplacement si chère à l'extrême droite. Cela aurait peut-être mérité d'être précisé.

Par Yael Elbaz, le 01/01/2018 à 18h44

Pour ceux que ça intéresse, un vieux podcast (2014) de France inter - interception - sur les enfants volés de La Réunion
https://www.franceinter.fr/emissions/interception/interception-16-fevrier-2014
https://www.franceinter.fr/societe/la-france-continue-d-entendre-les-enfants-de-la-creuse

Merci pour l'émission et bonne année 2018

Par Stephanie, le 31/12/2017 à 20h23

Extraordinaire qualité pédagogique de Françoise VERGES
GRANDIOSE !!!

Par Nehemiah LPL, le 30/12/2017 à 17h42

Grand moment pour récurer mon cerveau à la potasse. J'en sors groguie de courage et de désir pour l'irriguer du féminisme politique de Françoise Vergès.

Par camille escudero, le 30/12/2017 à 11h25

Absolument passionnant et d'une profondeur fabuleuse. Je vais lire et relire....je n'ai pas encore fait le tour du racisme

Par ahurie, le 28/12/2017 à 16h25

Ok, je prends responsabilité de m'instruire suite à l'excellent appel à se connaître soi meme et à sortir d'une ignorance qui protège en faisant un appel à livres à lire sur notre histoire coloniale, sa réalité, sa continuation aujourd'hui, des faits cachés etc...
Quels sont les 3 bouquins qu'ici certaines ou certains conseilleraient ?

Par Olivier Percevaut, le 27/12/2017 à 23h52

Je ne vais pas m'étendre en éloges. Juste, continuez comme ça.

De la nourriture pour l’esprit comme ils disent.

Par HBK, le 26/12/2017 à 13h21

10/10

Par aimeute, le 26/12/2017 à 01h00

Le texte d'intro ne mentait pas : "Françoise Vergès met autant de désordre dans nos évidences que d’ordre dans nos questionnements".
Une de mes émissions préférées de cette année, merci !

Par marty, le 25/12/2017 à 14h53

Ma-gni-fique !

Merci Françoise Vergès et Manuel.

Par Spawn, le 24/12/2017 à 15h56

très instructif, mieux comprendre la persistance d'un racisme de masse dans notre pays....

Par morvandiaux, le 24/12/2017 à 08h44