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La Prisonnière du désert, une enquête

Dans Le Film

Jean-François Rauger

Habituellement, lorsqu'on veut témoigner de l'importance d'une oeuvre on dit qu'elle a beaucoup influencé tels artistes, tels cinéastes. Il y a dans ce verbe, "influencer", quelque chose de trop fade à mon goût et qui rend compte assez mal de ce qu'ont été des films comme Vertigo ou La Prisonnière du désert pour l'histoire du cinéma. Je pense qu'il faudrait dire que ces oeuvres ont traumatisé pour encore longtemps certains cinéastes et l'histoire du cinéma dans son entier. Ils ont fait l'effet d'une électrocution, d'un coup de tonnerre dont on s'est encore mal remis.

Concernant La Prisonnière du désert (The Searchers, 1956) de John Ford, il suffit de voir la façon dont Spielberg, Scorsese, Eastwood ou encore Walter Hill parlent du film ou plus largement de John Ford dans Directed by John Ford, le magnifique documentaire qu'a consacré Peter Bogdanovich au cinéaste. Il y a dans leur parole le sérieux et la dévotion de l'enfant, encore un peu sonné par sa séance de cinéma, encore tout impressionné par la dégaine de ce nouveau compagnon pas très commode et mystérieux qu'il vient de se faire en la personne de John Wayne.

Trauma donc, trauma d'enfance : les cowboys, les indiens, le désert et le monde divisé en deux, des plumes et des chapeaux de cowboy et l'expressionisme du film ajoutant à sa dimension de cauchemar épique. Pour les plus grands, c'est tout l'inverse : grand film sur l'Autre comme autre soi-même, porosité des mondes, film définitif sur le métissage comme condition première de toute civilisation avec l'obligation pour le groupe d'incorporer l'altérité en son sein. Mais s'il n'y avait que ça, on ne ferait pas d'émission ; moi-même c'est en revoyant le film une quatrième fois que j'y ai décelé des zones secrètes, des regards pudiques, des enjeux cachés, une ampleur de grand roman russe, une aridité expérimentale. Il fait partie de ces films qui contiennent  trop de choses pour être embrassés dans une seule et unique vision, de ces films peu conciliants avec leur spectateur et qui nécessitent plusieurs visionnages, c'est-à-dire plusieurs époques de nous-mêmes.

Comme le dit si bien Bogdanovich, "quand Ford est à son meilleur, on sait de quoi la terre est faite", il fait alors ce geste avec sa main, comme s'il saisissait une poignée de terre, et il y a tout Ford dans ce geste. Alors on pourrait dire que devant La Prisonnière du désert, pour reprendre les mots de Bogdanovich, on sait de quoi le cinéma américain est fait : d'ambiguïté morale, de héros obstinés et maladifs, de mirages d'innocence, de pulsions refoulées et de retour du refoulé (cf. le mois dernier ce que nous disions d'American Sniper). La Prisonnière du désert agit comme une sorte de conscience malheureuse de toutes ces choses, un western en crise que Jean-François Rauger définit en négatif : non pas un film moderne, mais un film qui n'est plus classique et qui porte en lui cette désorientation à la fois formelle, historique, sexuelle et morale.


Filmographie

- Ford et Hitchcock, le loup et l'agneau d'André S. Labarthe (2001)
- Directed by John Ford de Peter Bogdanovich (version de 2006)


Bibliographie

- John Ford : penser et rêver l'Histoire, ouvrage collectif dirigé par Jacques Déniel, Charles Tatum Jr. et Jean-François Rauger, édition Yellow Now (2014)

Dans Le Film , émission publiée le 30/04/2016
Durée de l'émission : 86 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

9 commentaires postés

Très intéressant, merci HS de me faire découvrir de grands films !

Par EmMe, le 30/04/2017 à 15h29

Des explications passionnantes de la part de passionnés. Continuez !

Par JYC, le 02/05/2016 à 19h16

J'aime moyennement les westerns mais à force que vous n'en parliez ici et au forum des images, j'ai fini par le voir aujourd'hui et je reconnais son importance.
Merci, une fois de plus, pour cette analyse enrichissante.
Peut-on trouver texte qui développe la gémellité - concept récurrent de votre approche dialectique, semble-t-il - de Vertigo et The Searchers, sous votre plume ou autre ?

Par Hubert_Non_Uber, le 01/05/2016 à 22h26

De la belle et grande critique cinématographique. Passionnant. Au plaisir de vous retrouver ici...

Par felix d, le 01/05/2016 à 19h07

la scène des captives est hallucinante lorsque se découvre sous la couverture ce qui semble d'abord une monstruosité à deux têtes, les deux fillettes accrochées l'une à l'autre. Le choc visuel rend compte de façon magistrale du ressenti d'Ethan face à ce qui est pour lui la monstruosité de la souillure raciale

Par siska, le 01/05/2016 à 18h56

Très intéressant, surtout juste après avoir revu le film. Ce que je regrette : pas un mot sur J.Wayne, cet irritant phénomène. Rien non plus sur les personnages féminins du film et chez Ford en général.Vivement le prochain "Dans le film"!

Par siska, le 01/05/2016 à 18h49

on peut aussi supposer que la folie des Blanches captives a été provoquée par le massacre de leur tribu d'adoption par l'armée. la plus âgée des trois a visiblement vu mourir son bébé et c'est ça qui l'a rendue folle, d'ailleurs elle hurle de terreur à la vue d' Ethan, un Blanc à l'aspect militaire.la charge contre les Blancs en est encore mieux rééquilibrée

Par siska, le 01/05/2016 à 18h15

Merci beaucoup pour ces analyses filmiques. c'est passionnant.
Le site m'apporte beaucoup, je me régale, quelle bonne idée vous avez eu. Pourvu que ça dure longtemps

Par Anne-Marie GUGLIELMI, le 01/05/2016 à 16h19

Génial ! Jean-François Rauger s'exprime avec clarté et passion, Murielle guide ses entretiens avec perfection.

(reverrons--nous Jean-Baptiste Thoret ?)

Par Paul Balmet, le 30/04/2016 à 23h41