Les lectures du mouvement de protestation qui soulève la Serbie depuis six mois se sont largement focalisées sur ses dimensions formelles : plenums, auto-organisation pacifique des étudiants – démocratisme radical qui, par principe, peut plaire aussi bien aux libéraux qui lisent la protestation comme une révolte contre un régime autoritaire et supposément pro-Kremlin qu’aux diverses chapelles de gauche. Les révolutions de couleur des années 2000, avant les mouvements des places des années 2010, nous ont déjà habitués à l’ambivalence de ces formes d’horizontalité – et montré combien les débouchés politiques de ces expériences pouvaient être imprévisibles, ambigus, parfois même désastreux.
Pourtant, cette fois, les protestataires sont nus : faute de puissances étrangères réellement intéressées au regime change, faute de forces politiques nationales à même de chevaucher le mouvement, celui-ci reste comme en apesanteur – manifestement soutenu, puissant et pourtant étrangement détaché de tout débouché politique. On ne peut manquer de lui trouver un air de fin de cycle, aussi bien sur le plan international, où il intervient au moment où les agendas des grandes puissances tendent à se recentrer sur d’autres priorités géopolitiques, qu’au plan intérieur, où il marque l’épuisement de la perspective d’intégration européenne supranationale et le retour des classes moyennes à un agenda plus autocentré.
La Serbie après Milošević
Analyser les limites et les enjeux de cette vague de protestation suppose donc un bref retour sur cet arc historique. A peine sortie des guerres de Yougoslavie, la Serbie devait entrer dans le nouveau millénaire par la première des « révolutions de couleur » – mouvements anti-corruption et pro-démocratie soutenus aux plans financier, stratégique et médiatique par un État américain aux ambitions ubiquitaires. En Serbie encore sous sanctions, dont l’appareil industriel sortait exsangue d’une décennie de blocus économique et des bombardements de l’OTAN, dont le welfare state en miettes ployait sous la plus grande population de réfugiés en Europe, c’est peu dire que le contexte était dramatique. Dans ces circonstances, le soutien au mouvement anti-Milošević s’est naturellement étendu au-delà du noyau des classes moyennes qui en furent les principales animatrices, en s’exprimant y compris par la grève.

Pourtant, ce mouvement bien organisé qui obtint en quelques jours la démission de Milošević devait rapidement déboucher sur une transition chaotique. Sous la pression d’un chantage aux financements internationaux, la décision du nouveau premier ministre Zoran Ðinđic de livrer Milošević au Tribunal Pénal International fractura l’assemblage hétéroclite de l’opposition démocratique – dont une partie n’était guère prête à céder le peu qui restait de souveraineté nationale. Après deux scrutins présidentiels invalidés faute d’atteindre le quorum des 50% de participation, l’assassinat du premier ministre par des membres des services de sécurité, l’annulation d’un troisième scrutin, ce ne fut pas le retour des électeurs aux urnes mais l’amendement de la Constitution qui permit une certaine stabilisation après les élections de 2003.
A partir de là et pour quelques années, la politique institutionnelle serbe a reposé sur un tandem de partis issus de l’opposition démocratique, capable de s’accorder sur l’essentiel : la libéralisation rapide du pays et son ouverture aux capitaux étrangers. Après 10 ans de blocus et compte tenu des besoins de modernisation importants de son appareil productif, la reprise fut vive. Pourtant, derrière des taux de croissance flatteurs (autour de 6% par an), la croissance s’avéra déséquilibrée, tirée par le développement du secteur des services, adossée à la progression du crédit privé, au creusement de la balance commerciale – la Serbie enregistrait alors chaque année un déficit commercial d’au moins 17% de son PIB – en pourvoyant finalement peu d’emplois.
Adhésion à l’U.E ou souveraineté au Kosovo
En même temps, les deux partis qui se partageaient le pouvoir – le DS de Tadić porté par les couches les plus libérales et le DSS de Koštunica, issu de l’aile nationaliste et conservatrice de l’opposition démocratique (respectivement 13 et 18% des suffrages en 2003) – priorisaient diversement deux objets d’un consensus par ailleurs relativement large en Serbie, mais régulièrement amenés à entrer en conflit. D’un côté, le DS plaçait le processus d’adhésion à l’UE en tête de son agenda. De l’autre, le DSS priorisait la préservation des intérêts et de la souveraineté serbe au Kosovo, l’ancienne province placée sous administration internationale depuis la fin de la guerre. Pendant toute cette période, les ultra-nationalistes du Parti radical qui représentaient de loin la première force politique du pays (28% des suffrages en 2003) furent tenus à l’écart de l’exercice du pouvoir, faute de parvenir à former une coalition.
Mais en 2008, deux événements devaient venir percuter ce fragile modus vivendi. Au début de l’année, le Kosovo déclara unilatéralement son indépendance – qui fut rapidement reconnue par les États-Unis mais surtout par plusieurs États de l’Union Européenne, dont l’Allemagne et la France. Cette séquence, qui soulevait la question d’une rupture franche avec la trajectoire d’adhésion à l’UE, provoqua l’éclatement d’une coalition déjà fragile. Puis à l’automne, ce fut la crise financière mondiale, qui devait durement frapper le pays en affectant deux sources de financement cruciales pour l’économie serbe : les entrées d’investissements étrangers et les exportations d’acier. Les développements de la crise entraînèrent une douloureuse intervention du FMI – gel des retraites et des salaires dans la fonction publique, baisse des effectifs, hausse de 30% des factures d’électricité, restructuration d’entreprises publiques – fragilisant encore davantage les partis de l’ancienne opposition démocratique qui avaient été les principaux animateurs de la libéralisation du pays. En 2011, en Serbie, le chômage touchait 23% de la population active et plus d’un jeune sur deux ; le revenu moyen par foyer n’était que de 450€ par mois ; l’activité industrielle était inférieure à son niveau de 1989, avant les guerres de Yougoslavie.
Naissance du « Parti progressiste serbe »
Or, en parallèle de ces événements, les forces nationalistes achevaient leur mue politique. C’est aussi en 2008 que deux intrigants, Tomislav Nikolić et un certain Aleksandar Vučić, scissionnèrent du Parti radical en donnant naissance au Parti progressiste serbe (SNS). La nouvelle formation s’est rapidement démarquée du vieux Parti radical par des positions bien plus favorables à l’intégration européenne, tout en critiquant la politique économique du gouvernement et en conservant une intransigeance formelle sur la question du Kosovo. Il ne fut pas difficile pour ce nouveau parti d’obtenir un soutien européen : le nouveau SNS représentait une voie de sortie bien commode aux impasses de la politique post-Milošević. Des hommes forts, capables de contrôler les médias, de concentrer les pouvoirs, d’exercer une influence sur les réseaux de hooligans, seraient finalement mieux à même d’obtenir les douloureuses concessions que les Européens attendaient de la Serbie : la poursuite de l’agenda de libéralisation, la normalisation des relations avec le Kosovo, et plus tard, l’extraction de lithium, indispensable à la mutation de l’industrie automobile européenne. Quelques mois après la victoire de Nikolić à la présidentielle, puis celle du SNS aux législatives, le Sénat français soulignait, non sans un certain cynisme, que « la position serbe en faveur d’une adhésion à l’Union européenne s’est définitivement – et paradoxalement – concrétisée depuis l’arrivée au pouvoir des partis nationalistes en mai 2012. (…) Ces formations étaient peut-être les seules à pouvoir faire accepter un désengagement progressif de la Serbie au Kosovo. »1.
Le soutien des Européens combiné à la déroute d’une opposition démocratique sortie gravement décrédibilisée du cycle précédent a permis au SNS de s’imposer sans alternative. Le parti a remporté chacune des cinq élections législatives organisées entre 2014 et 2023 avec des scores compris entre 44 et plus de 60% des suffrages. Vučić, après avoir renforcé son ascendant au sein du parti, a remporté les deux présidentielles de 2017 et 2022 au premier tour.
Mais la transformation des équilibres politiques ne fut accompagnée d’aucune inflexion au plan économique. La Serbie était déjà une économie ouverte où les flux d’IDE pouvaient régulièrement dépasser 8% du PIB. Après plus d’une décennie de gouvernance, les capitaux européens ont pu apprécier la résolution de la nouvelle équipe à poursuivre le modèle de développement tiré par les investissements étrangers. L’an dernier, comme lors des huit années précédentes, le flux d’IDE entrants a dépassé les 6% du PIB – ce qui fait comparativement de la Serbie une économie plus ouverte aux investisseurs étrangers que la République Tchèque ou la Pologne, par exemple. Fiat, Vinci, Michelin, Bosch, Siemens, les capitaux européens ont été les principaux bénéficiaires de cette ouverture – bien que les capitaux russes ou chinois ne furent pas en reste.
Le mouvement de l’hiver 2024-2025
Faillite des élites libérales, politique réaliste de l’Union européenne, poids du capital étranger : c’est sur cette toile de fond que doit s’analyser la séquence actuelle. Après l’effondrement de l’auvent de la gare, le 1er novembre 2024, suivi trois semaines plus tard par l’attaque d’un rassemblement d’hommage aux victimes, les étudiants de Novi Sad commencent à occuper leurs facultés. Ils sont bientôt rejoints par leurs camarades du reste de la Serbie et soutenus par des grèves qui touchent essentiellement le secteur public et les professions intellectuelles (instituteurs, journalistes, artistes, avocats).
Mais si le cœur sociologique du mouvement est aisément identifiable, les contours en sont plus flous : la mobilisation jouit d’une large sympathie dans l’opinion, cimentée par des happenings réguliers jusque dans les petites villes de province – au point de voir des vétérans des guerres de Yougoslavie assurer la protection des cortèges étudiants. Ceci n’est pas difficile à comprendre, si l’on considère que la tâche du système politique serbe depuis trente ans, quelle que fût sa couleur, a été de remettre la force de travail du pays au service des capitaux étrangers. Dans ce contexte, la critique d’un système politique clientéliste vise plus généralement une reprise économique aux retombées inégalitaires. Ce soutien au mouvement ne va toutefois pas jusqu’à s’exprimer sous forme de grèves significatives dans le secteur privé.

(photo : Vladimir Zivojinovic)
Une protestation exposée aux récupérations
Le refus d’expliciter des objectifs politiques a en fait permis de construire une convergence basée sur le plus petit dénominateur commun : la défiance partagée envers les élites politiques. Mais faute de s’accorder sur des objectifs politiques, pas même le départ de Vučić, ni de se cristalliser dans une plateforme de revendications matérielles, la mobilisation reste prisonnière de ses dimensions formelles – les modes opératoires, la communication, la logistique, les méthodes de prise de décision, à l’image des révolutions de couleur et des mouvements des places.
De tels mouvements s’exposent en général au risque d’une récupération par des forces mieux organisées. Mais en Serbie, le flottement du mouvement, qui rend son orientation si impalpable, trahit plus généralement le resserrement de l’agenda des puissances étrangères, et en particulier des Etats-Unis, autour d’objectifs prioritaires qui les disposent moins à l’ingérence sur des terrains secondaires. L’Union européenne, quant à elle, mène dans la région une politique réaliste à mille lieux de la « diplomatie des valeurs » qu’elle promeut en Géorgie et ailleurs : elle n’a pas plus intérêt à pousser un partenaire fiable et pragmatique vers la sortie qu’elle n’a l’intention d’accélérer un processus d’intégration au point mort – et dont la reprise affecterait au pire moment les équilibres politiques communautaires. Cohérent avec sa politique de « multi-alignement » diplomatique, l’appareil serbe peut donc commodément agiter le spectre d’une « révolution colorée », tout en faisant varier l’origine de la menace en fonction de ses interlocuteurs : l’ambassadeur aux États-Unis l’attribue aux Russes, le patriarche Porfirije en visite à Moscou aux Occidentaux, tandis que Vučić la présente à son public comme l’œuvre des services croates ou britanniques. S’il est probable et même inévitable que différents services diplomatiques aient cherché à avancer leurs pions, la durée d’un mouvement par ailleurs largement soutenu souligne que ces tentatives n’ont pas été suffisamment déterminées pour être déterminantes.
L’introuvable parti de l’alternative
Privé de relais extérieurs résolus, le mouvement se tient aussi à distance d’une opposition interne décrédibilisée – sans se doter lui-même d’aucun véhicule politique alternatif. Outre la polarisation culturelle de la société serbe et la mainmise du pouvoir sur les principaux médias, le poids des capitaux étrangers intéressés à la stabilité institutionnelle n’est sans doute pas pour rien dans l’atonie de la vie politique, dont n’émerge aucune force d’opposition suffisamment dynamique pour menacer l’hégémonie du SNS. Depuis plusieurs années, la contestation tend donc à se localiser davantage hors du champ institutionnel, notamment dans les mouvements écologistes où s’opère une synthèse atypique entre libéraux anti-régime et nationalistes anti-européens. À sa manière, le mouvement actuel renouvelle cette étonnante synthèse, rendue possible par l’absence d’enthousiasme européen de la jeunesse libérale comme par le fait que des fractions plus droitières ont pu, non sans raisons, penser avoir plus à gagner au sein du mouvement qu’en-dehors. Composite, le mouvement réunit libéraux et nationalistes, salariés des ONG et clercs de l’église orthodoxe, militants d’extrême-gauche et vétérans des guerres de Yougoslavie. Ce qui fait sa force est aussi sa faiblesse : dans ces conditions, aucune élite politique alternative n’émerge naturellement, et aucune force politique suffisamment structurée ne semble en mesure de chevaucher le mouvement.
Le mouvement soulève ainsi des questions, en premier lieu celle de la reformation de l’Etat, auquel il s’avère bien en peine de répondre. Mais il souligne une inflexion au sein de la jeunesse éduquée qui l’anime. Dans les années d’après-guerre, une partie de l’intelligentsia serbe avait investi le projet supranational européen du pouvoir de régler tous les maux causés par la fragmentation yougoslave – la stagnation économique, la corruption endémique, les frontières mal stabilisées. En défilant aujourd’hui sous le drapeau serbe et non sous la bannière européenne, absente des cortèges, les jeunes des facultés montrent que ces espoirs s’estompent tandis que s’impose la nécessité de construire un État fonctionnel. C’est le retour des classes moyennes, moins disposées à se laisser fragmenter sur la question européenne, aux questions intérieures – qui conditionnent leur propre reproduction comme classes moyennes. L’effacement de l’horizon post-national remet ainsi au premier plan les conditions de reformation de structures étatiques viables et pourrait ouvrir en Serbie, et plus généralement dans les Balkans, une nouvelle séquence historique aux implications imprévisibles.
- Rapport d’information du Sénat français n°211, « Perspective européenne de la Serbie », 6 décembre 2013. https://www.senat.fr/rap/r13-211/r13-211_mono.html ↩︎
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