Mystique(s) du jazz
Diagonale Sonore
Raphaël Imbert
Raphaëlle Tchamitchian
C'était l'année dernière, au printemps. Le Tricollectif, un collectif de jazz orléanais, organisait son festival annuel à la Générale, dans le 11e arrondissement à Paris. Dimanche soir, dernier soir : quelques rescapés de la semaine de fête s'étaient rassemblés pour écouter le saxophoniste Charles Gayle en trio. Je n'avais pas vraiment fait attention à la programmation, et je me suis retrouvée là, dans le silence dévot qui accompagne l'entrée en scène des stars de l'avant-garde. Je ne le connaissais que de réputation. Tout ce que je savais, c'était qu'il jouait free, et ça me fatiguait un peu d'avance, mais bon, j'étais là, alors je suis restée.
Ça a été l'un des meilleurs concerts de ma vie. J'ai été soufflée par la puissance vitale qui se dégageait de ce monsieur un peu frêle, debout à quelques mètres devant moi. Oui, c'était complètement free, et en même temps c'était tellement plus que ça. C'était comme une vibration qui me parlait depuis bien plus loin que lui, Charles Gayle. J'étais toujours moi, mais j'étais aussi devenue bien plus vaste, comme si les contours de mon être s'élargissaient jusqu'à ne faire plus qu'un avec celui des autres spectateurs. Comme un grand bain collectif, empreint d'une joie et d'une jubilation incroyables. Évidemment, ça ne veut pas dire que les autres ont ressenti la même chose. Mais ce qu'a proposé Charles Gayle ce soir-là, ce n'était pas que de la musique, c'était une expérience organique que d'aucuns appellent sacrée.
Ce genre de sensations résume exactement ce pourquoi j'aime tant la musique, et le jazz en particulier. De temps en temps, un miracle se produit. Pendant longtemps, je les ai interprétées comme une forme de coïncidence avec moi-même, et ce n’est que relativement récemment que je me suis mise à penser exactement le contraire. Ces sensations pourraient être une expérience du débordement de soi, un moment éphémère où le Moi de l'ego se pousse pour céder le passage à un autre Moi, plus vaste, plus joyeux, plus vibrant. Dans son Abécédaire, à la lettre R comme Résistance, Gilles Deleuze dit : « L’art ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. L’homme ne cesse pas d’emprisonner la vie, il ne cesse pas de tuer la vie. […] L’artiste, c’est celui qui libère une vie puissante, une vie plus que personnelle. »
Certains musiciens ont fait de la "libération de la vie" une quête spirituelle. Et de la "vie puissante" à Dieu, il n'y a qu'un pas. "Seul véritable mystique du jazz" selon Raphaël Imbert, John Coltrane a dédié sa musique à Dieu. Le poème reproduit dans la pochette de l'album A Love Supreme ne fait aucun doute : "Je ferai tout mon possible pour être digne de toi Ô Seigneur [...] / Merci Seigneur / Dieu effacera nos larmes [...] / Tout est Dieu / Tout est Toi", etc. Pourtant, la plupart du temps, les critiques ne prennent pas cette facette de son œuvre en considération. La spiritualité est méprisable — moi-même en écrivant ces lignes je me sens un peu bête, un peu déplacée — et puis surtout, on ne sait pas quoi en faire. Comment peut-on jouer du free jazz en étant dévot ? L'avant-garde n'est-elle pas réservée aux progressistes libérés de l'obscurantisme ?
La lecture de Jazz Supreme. Initiés, mystiques et prophètes de Raphaël Imbert nous apprend que, comme d'habitude, c'est beaucoup plus compliqué que ça. La "spiritualité" du jazz et de ses musiciens a pris de nombreuses formes selon les hommes et les époques (malheureusement peu de femmes apparaissent dans cette réflexion, notamment parce qu'elles ont parfois été sciemment écartées des cercles concernés). Se convertir à l'Islam dans les années 1950-1960 comme Ahmad Jamal, ce n'est pas la même chose que de baser ses compositions sur la numérologie et l'ésotérisme, comme Steve Coleman aujourd'hui. De même, chez beaucoup de musiciens d'avant-guerre, le rapport à la spiritualité est passé par l'appartenance à... la franc-maçonnerie ! Duke Ellington, Cab Calloway, Lionel Hampton, Count Basie..., ils étaient tous franc-maçons. Quant à John Coltrane, pour revenir à lui, il a "rencontré" Dieu en personne, si j'ose dire.
Dans cet entretien, Raphaël Imbert nous aide à faire un peu le ménage dans tout ça. Publié au terme de dix années de recherches et d'expériences musicales (il est lui-même saxophoniste), Jazz Supreme ouvre la porte d'un champ aussi passionnant que méconnu. — Et vous savez pas la meilleure ? Charles Gayle est un évangéliste conservateur homophobe et anti-avortement.
Raphaëlle TCHAMITCHIAN
Bibliographie :
Raphaël Imbert, Jazz Supreme. Initiés, mystiques et prophètes, Paris, éditions de l'Éclat, 2014