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Lénine et l'arme du langage

Dans le Texte

Jean-Jacques Lecercle

(émission conçue et animée par Louisa Yousfi) 

Ces derniers temps, on a beaucoup posé la question : qu’est-ce qu’une littérature politique ? On a décliné : qu’est-ce qu’une langue subversive ? Quel rapport entretiennent les mots et la chose publique ? Quelle guerre sont-ils à même de mener ensemble, contre, ou séparément ? On a répondu, substantiellement, qu’il fallait se méfier des théories toutes faites, des recettes d’autorité, des poings ostensiblement levés, des révoltes de salon, qu’il fallait appréhender l’écriture par l’intérieur d’elle-même et la comprendre comme un « geste » opéré à l’intérieur d’une conjoncture précise. On a résumé : la littérature politique, c’est « une pratique ». Était-ce plus clair ainsi ? Pas sûr mais c’est typiquement le genre de question qui compte davantage pour les enjeux qu’il y a à la poser que pour les réponses qu’on serait amené à lui trouver. Moins « qu’est-ce qu’une littérature politique ? » que « quel intérêt de se poser la question aujourd’hui ? ». Que se passe-t-il, en littérature et dans le monde, pour qu’on ait vraisemblablement besoin de se la poser avec autant d’insistance et d’empressement ?

Comme souvent, une bonne manière de comprendre les choses, c’est le déplacement. Le livre de Jean-Jacques Lecercle, Lénine et l’arme du langage (La Fabrique, 2024) arrive donc au bon moment. D’une certaine manière, il pose la même question mais, marxisme oblige, « en situation » : celle de la Russie soviétique où Lénine, chef politique et théoricien communiste, porte un idéal historique, la révolution. Ce faisant, Jean-Jacques Lecercle offre un angle de vue original à la fois sur Lénine – homme d’action, grand « penseur de la conjoncture » mais aussi grand polémiste – et sur le langage, lorsque celui-ci est crument mis au contact de l’action politique. On y mesure la centralité de l’écriture dans l’activité militante mais surtout on conçoit plus clairement comment cette activité discursive n’est pas sans rapport avec l’inventivité qu’exigerait plus spécifiquement l’exercice littéraire.

Les idées, notamment celles de Lénine, ne viennent pas pacifiquement sur le terrain de la langue conçu comme un terrain communicationnel neutre où il s’agirait de jouer équitablement sa partition. Elles viennent sur un champ de bataille, en proie à tous les rapports de force, et cette entrée en langue, qui est une entrée en guerre, produit des énoncés formulés avec la précision d’une arme. Ce qu’on va appeler le « style » de Lénine, mais disons-le tout court : le style, c’est la façon particulière d’un locuteur de « contre-interpeller » le système linguistique qui l’aliène en même temps qu’il le rend capable de parler, c’est-à-dire de lutter. Il existerait donc un style léniniste, une façon d’intervenir par la langue, dans la langue, et contre la langue (pour Lénine, le contraire de la vérité est « la phrase ») qui n’est jamais explicitement formulée par le principal intéressé mais qui se manifeste par une pratique prolifique et hétérogène de l’écriture. Pas un seul jour ne passe sans que Lénine n’écrive un article, une brochure, un article, un traité, un billet, déclinant avec une aisance hors du commun les différentes strates de l’action révolutionnaire : un rapport à la science marxiste comme horizon régulateur, une intelligence stratégique qui traduit cette vérité dans le matérialisme historique, et un sens tactique qui ajuste plus précisément encore cette stratégie à la situation concrète.

Trois temps qu’on retrouve parfaitement condensés dans ce qu’on appelle « un mot d’ordre », cette opération langagière dont la puissance dialectique permet de viser le vrai et le juste, sans jamais être piégé dans l’ossification d’un dogme. Le propre d’un mot d’ordre est de pouvoir être révolutionnaire un jour, contre-révolutionnaire le lendemain, et révolutionnaire à nouveau le troisième jour. Il est une puissance d’intelligence de l’occasion qui porte en elle la capacité à la fois de saisir ce qui s’est déposé par le passé, ce qui se passe actuellement et ce qu’on peut en espérer grâce à l’action qu’il nous revient de mener. Une acuité politique sur la réalité mais portée par une « vision » de ce qui demande à naître et n’est pas encore tout à fait là.

Tout militant révolutionnaire en a fait l’expérience dans sa vie : ce moment où devant la formulation d’une pensée travaillée au corps par la nécessité stratégique du moment, on se sent saisi d’un vertige si profond qu’on peine à déterminer s’il est de nature politique ou esthétique. On raconte beaucoup, en effet, comment la politique entre en littérature. On raconte moins l’histoire dans le sens inverse : quand la littérature surgit au beau milieu d’une élaboration politique et qu’on se surprend, tout militant qu’on est, à employer des mots comme « beauté » ou « amour », à dompter la méfiance qu’ils nous inspirent à cause des phraséologies creuses et des poètes du vide, et à y tenir quand même. Il faudrait raconter la naissance organique d’un slogan sous les yeux ébahis de ses militants : un agencement de mots se tient soudainement debout, tout tendu, tout tiraillé de contradictions, palpitant des forces embryonnantes qu’il contient, parfaitement à l’heure, et parfaitement à sa place.

Louisa Yousfi

Dans le Texte , émission publiée le 17/02/2024
Durée de l'émission : 78 minutes

Regardez un extrait de l'émission