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Nouveaux visages de l'esclavage en Europe

Dans le Texte

Gilles Reckinger

(Émission conçue et animée par Louisa Yousfi) 

Grossièrement, il existe trois manières d’approcher le phénomène migratoire : le drapeau, les larmes ou la calculatrice. Dans la première, on retrouve d’évidence les nationalistes de tous poils : aucun scrupule à laisser crever des hommes pour défendre l'intégrité fantasmée d'un sol. Dans le cas des larmes, c’est la logique dite « humanitaire ». On se saisit d’une urgence – par exemple, des enfants meurent sous nos yeux – et on bricole des solutions temporaires, limitées le plus souvent à la survie au jour le jour des migrants. La calculatrice, quant à elle, tient les comptes mais elle tient surtout à nous apprendre que les migrants ne sont pas aussi coûteux que les thuriféraires du drapeau veulent bien le laisser croire, qu’ils représentent même une richesse non négligeable pour les intérêts de ce même drapeau. Argument stratégique certes, à contextualiser dans un rapport de force bien sûr, mais qui ne manque pas de trahir quelque inavoué.

Souvent, le mieux qu’on puisse faire face à des situations comme celle-ci, c’est de la fermer. Et d’écouter ceux qui savent. C’est ce que fait mon invité, l’anthropologue Gille Reckinger dans son livre Oranges amères. Les nouveaux visage de l’esclavage (Raison d’agir, 2023). De ce travail à la fois humble et généreux, qui tâche de donner un visage à ces centaines de milliers de migrants qui atteignent au péril de leur vie le littoral européen, plus exactement le sud de l’Italie où leur enfer est loin d’être fini, on tire quelques leçons.

1) Les drapeaux européens ne font même plus leur (sale) boulot. Ils délèguent à d’autres drapeaux. L’Afrique du Nord notamment, où se situent les frontières réelles de la forteresse européenne, où se noue le pacte faustien dont l’actualité nous a récemment accablés de quelques clichés : des hommes, des femmes et des enfants asséchés dans le désert, emmenés et abandonnés là par les autorités tunisiennes pour satisfaire un accord richement doté avec l’Union européenne.

2) On renvoie assez peu les migrants chez eux. On les somme de le faire, on les harcèle pour le faire, mais on crée les conditions objectives pour qu’ils ne puissent pas le faire. Pour rentrer chez soi aussi, il faut des papiers. Ajoutez à cela que chez soi, c'est déjà chez les autres, les ressources de la terre étant pillées et saccagées par les pays occidentaux et les régimes en place qu'ils protègent. Ça donne une idée de l'équation à résoudre : rester mourir ici ou partir mourir là-bas ? Mourir ou mourir ? Des milliers d’âmes rejoignent ainsi chaque année l’armée des fantômes sans existence légale, en proie à toutes les inégalités, les abus, les violences, les exploitations sans possibilité de défense ni de soins. 

3) Les larmes sont amnésiques et donc condamnées à sauver les meubles. À chaque tragédie d'envergure, elles se déversent comme pour la première fois, comme si la succession de ces dernières ne faisait pas système, n'appelait pas un autre temps que celui de l'émotion. Celui de la politique, par exemple. Comprendre que ce qu’on appelle « la crise migratoire » n’est pas un dysfonctionnement du système mais son fonctionnement effectif. 

4) Ce système a un nom, ça s’appelle l’impérialisme. Ce n’est pas mon invité qui l’écrit mais la militante que je suis. Lui, il écrit « notre mode de vie impérial ». C'est encore mieux. C’est à ce stade qu’on remballe les calculettes. Oui, ces migrants ne coûtent rien à l'Empire, oui ils l'enrichissent même, en acceptant notamment de prendre le travail de personne, c'est-à-dire le travail qu'il reste à faire mais que tout le monde fuit comme la peste : la récolte des oranges sous la pluie de Rosarno par exemple, au sud de l'Italie. Rosarno ou si l'enfer avait un nom. 

Ce que décrit Gilles Reckinger, c'est la pérennisation d'un système économique à part entière : l'esclavage nouvelle génération. Des centaines de milliers d’hommes et de femmes, majoritairement noirs, sont maintenus juste assez en vie pour travailler, moyennant quelques pièces par ci, quelques autres par là. Merci la calculatrice mais ce calcul-là se contente des doigts. La compétitivité et la productivité du marché européen, le pouvoir d’achat, les acquis sociaux… tout cela repose paisiblement sur une rente qui n'est pas seulement le fruit d'un héritage du passé colonial mais d'une politique migratoire actuellement en cours : l’essorage en règle de corps non-blancs contenus dans les zones frontalières de l'Empire pour garantir notre niveau de vie. Dès lors, ce qui se dessine derrière ces portraits "réhumanisés" de migrants subsahariens, "ces esclaves modernes", c’est le portrait en creux, difficile à soutenir mais il va bien falloir, des nouveaux négriers. Comprenez : nous.

Louisa Yousfi 

 

Dans le Texte , émission publiée le 22/07/2023
Durée de l'émission : 72 minutes

Regardez un extrait de l'émission