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Retraites : prenons le pouvoir !

Dans le Texte

Bernard Friot et Adrien Cornet

Voici revenue la saison des luttes de haute intensité. En 2019, lors de la dernière tentative de réforme des retraites, le Covid avait brusquement interrompu tout le monde, et renvoyé à la maison manifestants et réformateurs. En 2023, le virus est toujours là, mais plus personne ne parle de confinement, alors on reprend la scène où on l'avait laissée. Grèves, manifestations, blocages ; la mobilisation est vigoureuse, historique, même, et les sondages d'opinion sans appel : les Français, dans une très large majorité, ne veulent pas de cette réforme des retraites. Plus personne n'est dupe de l'argument comptable, qui veut faire croire qu'on n'a financièrement pas le choix ; les 12 milliards de déficit annoncés ne font plus peur à personne : tout le monde a compris désormais qu'ils sont dérisoires (3 à 4% du volume total des dépenses de retraites, aisément compensables via les réserves, très copieuses).

Le gouvernement s'en fout, s'entête, s'enfonce dans l'impopularité. Alors on s'organise, pour durcir, et pour que ça dure ; on remplit les caisses de grève, on appelle à élargir la mobilisation à tous les secteurs, on se réjouit de voir la jeunesse monter cette fois au créneau et de sentir les bases toutes prêtes à déborder les directions syndicales. Ça va péter.

Pourquoi est-ce que ça semble à ce point non négociable, de part et d'autre ? Parce que c'est une lutte de classe, et cette fois, on dirait bien que tout le monde l'a compris. L'enjeu, c'est le travail : comment on travaille, pour quoi, pour qui, pendant combien de temps ? On ne supporte plus que ce soit toujours le capital qui dicte les réponses : travailler le plus longtemps possible, pour le profit du capital, avec le moins d'autonomie possible. La retraite, c'est le droit, pour les travailleurs, de dire stop : stop à l'exploitation, stop à la subordination, stop à l'asservissement au nom de la plus-value.

Et c'est même bien plus que ça. Sans doute sommes-nous de plus en plus nombreux à le sentir, que la retraite, ce n'est pas seulement le droit de lever le pied. Ce n'est pas juste le droit au "repos", et encore moins à la "paresse". C'est le droit de disposer de notre activité comme nous l'entendons. C'est le droit d'oeuvrer aux tâches qui nous paraissent essentielles, sans nous inquiéter de leur caractère monétisable ; la pension tombera de toute façon. Comme un salaire, mais qui nous appartiendrait complètement, sans condition.

C'est évidemment Bernard Friot qui fait apparaître ce levier d'émancipation inoui qu'est la retraite, pensée initialement comme du salaire continué, attribut de la personne qui l'accompagne partout indépendamment de son rapport à la production. Du salaire, qui reconnaît notre capacité et notre responsabilité sur la production, mais sans la moindre contrepartie en termes de subordination. Pour un capitaliste, c'est juste insupportable : cet accès inconditionnel à la monnaie, qui ne passe plus par la case "emploi" d'où il tire tous ses profits, c'est un scandale qu'il faut réduire par tous les moyens. En repoussant l'âge légal ouvrant droit à départ, en durcissant les conditions d'annuités, en retraduisant toujours la pension comme un différé des cotisations, donc comme la rémunération a posteriori d'un effort consenti au capital. De là les innombrables contre-réformes, depuis 35 ans, pour reprendre aux travailleurs les droits qu'ils avaient conquis, et leur faire rentrer dans le crâne que la retraite, ça se mérite, au prix de sacrifices toujours plus grands.

Et force est de reconnaître que la classe dirigeante a bien réussi, jusqu'ici, à nous fourrer ces idées dans la tête : rares sont les revendications visant à supprimer les conditions d'annuités, plus rares encore celles exigeant que la pension soit au même niveau que le dernier salaire, comme si en effet un retraité "méritait" moins qu'un actif... Friot fait l'hypothèse que si nous perdons nos luttes sur la retraite depuis 35 ans, c'est précisément parce que nous luttons dans le périmètre de pensée de l'adversaire : nous nous laissons convaincre que le salaire se "mérite", comme résultat de l'activité vendue sur le marché, au lieu de penser qu'il est la condition et le préalable à toute activité. Nous pensons dans les coordonnées du capitalisme, alors que la retraite, comme institution communiste, nous fait apercevoir la possibilité d'un monde où les travailleurs, titulaires d'un salaire inconditionnel, sont libres, autonomes et responsables, souverains sur l'objet et des conditions de la production.

Mais allez dire ça à un ouvrier d'usine : que la retraite tant attendue, ce n'est pas le repos, mais la poursuite du travail libéré de la subordination. Il est tant de métiers où l'on ne rêve que de s'arrêter. Faire dialoguer Bernard Friot avec Adrien Cornet, représentant CGT Total à la raffinerie Grandpuits, c'est conjuguer deux manières de lutter pour l'émancipation collective, convergeant vers la revendication du contrôle ouvrier sur la production. Mais c'est aussi ne pas se dérober quand surgit une divergence : lorsque je demande à Adrien s'il mettrait à profit sa retraite "à cinquante ans" (horizon de revendication proposé par Friot, permettant aux retraités de poursuivre librement leur activité où ils l'entendent) pour transformer les manières de produire à Grandpuits, il n'hésite pas une seconde : non. Pas question pour lui de remettre les pieds à l'usine où Total s'enrichit. Il faut d'abord s'approprier les moyens de production, soutient Adrien Cornet. Il faut d'abord conquérir des droits en tant que travailleurs, et vouloir en toutes circonstances la souveraineté sur le travail, répond Friot. Deux stratégies, un même objectif ; que les travailleurs gagnent !

Judith Bernard 

Dans le Texte , émission publiée le 11/02/2023
Durée de l'émission : 82 minutes

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