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Féminisme et théorie de la reproduction

Dans le Texte

Morgane Merteuil et Marie Thirion (autrice : Leopoldina Fortunati)

C'est un curieux féminisme qui domine aujourd'hui : à la fois omniprésent et évanescent. Ayant conquis officiellement la quasi-totalité des espaces politiques majeurs, grimpé dans toutes les institutions où il fait office de certificat de bonne moralité, et s'incarnant au sommet de l'État sous la forme d'un "ministère chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes", il n'a jamais semblé aussi hégémonique - ni non plus aussi dilué dans les eaux du libéralisme.
Compatible avec tous les logiciels politiques, il entreprend des croisades contre des individus, coupables de méconduites qu'il leur faut expier, et fait mine de croire que le châtiment personnel à l'endroit du contrevenant aura raison du "patriarcat" tout entier. On a connu des analyses politiques plus conséquentes ; ou bien on ne les a pas connues, ensevelies sous des décennies de néolibéralisme triomphant, et il est temps de les exhumer pour se réapproprier leur puissance subversive et leurs indications stratégiques.

C'est le cas de la théorie de la reproduction : élaborée à l'orée des années 80 par des féministes que l'époque a hélas rendu à peu près inaudibles, elle fait retour aujourd'hui grâce un travail de traduction entrepris par différentes maisons d'édition, qui nous restituent notre héritage ignoré et nous offrent une seconde chance de nous l'approprier. Presque simultanément, les Editions sociales publient une traduction de Marxisme et oppression des femmes, de Lise Vogel, et les Editions Entremonde une traduction de L'Arcane de la reproduction, de Leopoldina Fortunati. C'est à ce dernier que nous consacrons notre émission : parce que c'est LE livre fondateur de la théorie de la reproduction, paru en Italie en 1981 (deux ans avant le livre de Vogel, donc), et proposant une analyse implacable de ce que Marx appelait la "reproduction sociale". Si l'auteur du Capital avait bien vu que la force de travail, sur quoi repose tout l'édifice d'extraction de la plus-value, doit être produite et reproduite, il n'a jamais examiné en détail les conditions dans lesquelles cette "production" se réalise, ni surtout qui en assure le travail nécessaire.

C'est aux femmes, bien sûr, qu'incombe cette tâche : ces "ouvrières de la maison", comme les appelle Fortunati, assurent quotidiennement le travail de production et de reproduction de la force de travail. Elle accouchent des futurs ouvriers, les élèvent en travailleurs à venir, tout en ne cessant jamais d'assurer les prestations nécessaires à la reconstitution des forces de leur conjoint, pour le rendre à l'usine aussi vaillant que le capital le réclame. Elles sont donc, tout aussi sûrement que l'ouvrier, exploitées par le capital, et plus encore, même ; car d'elles, en tant que "femmes au foyer", on ne dit jamais qu'elles sont des travailleuses, ni qu'elles sont productives, ni encore moins qu'elles produisent de la valeur. Cette "naturalisation" de leur activité, rhabillée en "instinct maternel" et en "amour conjugal", est indispensable à l'extraction de la plus-value : il faut que ce travail soit gratuit, et donc non reconnu comme travail, pour que le capital puisse s'approprier, en bout de chaîne, le maximum de plus-value.

Que les femmes soient, par ailleurs et de plus en plus, enrôlées dans le marché du travail salarié n'y change pas grand chose : la part domestique de leur activité, même si elle tend à s'amenuiser, continue d'être ignorée comme productrice de valeur, niée comme travail, alors qu'elle continue d'être le socle de la production et de la valorisation de la force de travail sans quoi tout l'édifice capitaliste s'effondre.

Elles sont donc la clef de voûte du système, mais une clef de voûte invisible, secrète - "l'arcane" de la reproduction. En déployant méthodiquement toute la science marxienne au service de son élaboration théorique, Fortunati, formée par l'opéraïsme italien, complète et dépasse Marx, et parvient à rendre enfin visible le cycle global de circulation de la valeur, de la maison à l'usine et de l'usine à la maison. Elle anticipe les évolutions futures, qui vont voir le travail salarié des femmes se massifier, le taux de natalité s'effondrer, la délégation des tâches reproductives s'intensifier. Désormais les femmes du Nord se croient très émancipées quand elles confient aux immigrées venues du Sud global les tâches reproductives dont elles se sont elles-mêmes "libérées" ; la marchandisation est partout dans ce processus faussement libérateur, et le capital ne peut que se satisfaire de voir ses ressources reproductives étendues au marché mondialisé.

En quoi ces analyses nous sont-elles utiles aujourd'hui? Elles réinscrivent la lutte féministe dans un projet d'émancipation global, qui ne se trompe pas d'objet, ne se contente pas de rééduquer des individus moralement défaillants, mais entend porter le fer dans la plaie : au coeur du système, où se nouent les rapports d'exploitation, dans la définition capitaliste de la valeur. 

Judith BERNARD

Dans le Texte , émission publiée le 21/01/2023
Durée de l'émission : 77 minutes

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