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L'Aventure du livre jeunesse

Dans le Texte

Christian Bruel

(émission conçue et animée par Louisa Yousfi)

La routine est calée : tous les soirs, avant le coucher, on s’installe sur les petits coussins de sol et l’enfant choisit les deux livres qu’on s’apprête à lire ensemble. Deux, pas plus. Allez, trois parfois. Comme on est un parent aimant et compatissant, on est convaincu du bien-fondé de notre démarche. N’est-on pas en train de l’accompagner aux portes d’un monde dont on sait, à l’âge adulte, la richesse pour n’être jamais parvenu à l’épuiser ? On peut risquer l’emphase : la lecture d’albums jeunesse est l’un des moments les plus sacrés de la transmission parents-enfants. Il n’est plus seulement question de lui apprendre à bien parler, à bien se tenir en société, à bien connaître les choses de la vie. Il est question de beauté. Ce que ce dernier mot recouvre, il est inutile ici de l’étayer. On en perçoit spontanément la nécessité dans le développement moral et psychique d’un enfant. On « n’éduque » pas seulement un enfant grâce à la littérature, on fourbit les armes qui élargiront le plus vastement possible le champ de ses possibles. On veille à ce qu’il préserve pour toujours quelque chose que grandir impose de perdre : l'étrange familiarité du monde, la conviction que rien ne va de soi, que tout est questionnable, discutable, contestable, imaginable, rêvable.

Idéalement, c’est cela. Idéalement.

Car la grâce d’une telle conception de la lecture jeunesse implique d’ignorer bien des aspects de cet objet dont l’historicité nous plonge au coeur d'une aventure politique et sociale d'une grande complexité. De fait, avant que le livre à qui il est destiné – l’enfant donc – n’arrive entre ses mains, il passe nécessairement par nombre de mains d’adultes qui répondent chacun d’entre eux à des enjeux tout à fait spécifiques : du créateur précaire qui n’a pas les moyens matériels de son audace à l’éditeur jeunesse qui fuit comme la peste la polémique forcément désastreuse pour les ventes, en passant par les parents médiateurs qui, craignant l’intrusion d’une offre littéraire non-identifiée dans le cerveau de leur progéniture, se rabattent sur l’offre la plus standardisée, estampillée si possible par l’Éducation nationale. En littérature jeunesse, on balise, on balise, on balise. Autant dire que pour l’élargissement du champ des possibles, on repassera.

Il faut avouer néanmoins que l’affaire n’a rien de simple. On ne joue pas avec l’enfance comme on joue aux dés. Qui oserait reprocher un zèle de prudence à l’endroit d’un public aussi vulnérable que les enfants ? Personne, bien entendu, et certainement pas mon invité Christian Bruel, créateur et éditeur d’albums à destination du jeune public depuis près de 40 ans, qui formule néanmoins la bonne question : prudence, d’accord, mais à partir de quels critères esthétiques et idéologiques ? Celui de l’ordre hégémonique ? Et en quoi, celui-ci ne constituerait-il pas lui aussi une forme d’endoctrinement normatif sous ses airs de neutralité politique ? Dans L’Aventure du livre jeunesse (La Fabrique, 2022), Christian Bruel raconte comment la dépolitisation de la littérature jeunesse – sous prétexte de protéger les enfants de la propagande politique – l’a rabougrie autour de fonctions purement éducatives, renonçant peu à peu à son ambition à devenir une littérature à part entière, libérant la langue, l'image et même le sens, d'un nivellement idéologique programmé. Qui a peur du "grand méchant mot", alias le "politique" en littérature jeunesse ? À peu près tout le monde… sauf les enfants qui savent apprécier les "pépites" que Christian Bruel nous déniche gracieusement. Des oeuvres singulières, audacieuses, inclassables, étonnantes, détonnantes, inquiétantes, bref aussi libres qu'on espère voir évoluer les enfants. Mais l'espère-t-on vraiment ? Voilà qui reste à prouver. 

Louisa Yousfi 

 

Dans le Texte , émission publiée le 24/12/2022
Durée de l'émission : 83 minutes

Regardez un extrait de l'émission