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Comment s'occuper un dimanche d'élection

Dans le Texte

François Bégaudeau

(Émission conçue et animée par Louisa Yousfi) 

Ça commence par un mea culpa. Lors d’une émission précédente – consacrée à la candidature de Jean-Luc Mélenchon – j’ai mentionné le dernier essai de François Bégaudeau, Comment s’occuper un dimanche d’élection (Divergence, 2022), en délivrant une information qui aurait dû pourtant retenir mon élan : je n’avais pas lu le livre. Mes invités ne l’avaient pas lu non plus, mais l’objet autour duquel je les invitais à se positionner semblait identifié. Publier un livre qui prône l’abstention à l’heure où Marine Le Pen est à un pouce du pouvoir, et où la proposition de l’Union populaire engage une dynamique historique autour de laquelle s’agrégent les nombreuses luttes qui ont marqué ce quinquennat désastreux, voilà qui avait de quoi nous agacer vertement. « Irresponsable », « bourgeois », « dandy », tels étaient les mots d’oiseaux que nous réservions à l’incriminé.


Dans la rubrique « commentaires » de l'émission, certains d’entre vous se sont émus de la chose. François Begaudeau, lui-même : « Comment une littéraire comme vous, qui lisez Cadiot et publiez vous-même, peut mentionner dans son émission un livre qu'elle n'a pas lu ? » Arf. Inutile de s’en défendre, c’était bien une bourde. Une bourde dont il n’était pas question à Hors-Série de s’accommoder, guidés par un certain souci de l’intégrité.

En guise de « réparation », j’ai donc convié François Bégaudeau à venir discuter de ce fameux livre désormais bien lu. Première remarque : il y avait, en effet, injustice. Le livre ne « prône » pas l’abstention. Il s’ouvre même sur un pré-requis très explicite : le vote ne signifie rien… comme le non-vote. Ces deux positions sont piégées dans un dialogue de sourds, tournant en vase clos au sein d’un dispositif électoral vicié en son fondement. Dès lors, si l’écrivain avoue personnellement ne pas voter, c’est moins pour composer un manifeste abstentionniste que pour impulser une réflexion libre sur le système électoral qui ruine tout espoir quant à ses prétentions politiques – si tant est que cet espoir existe. « J’ai l’abstention molle », écrit François Begaudeau. Mais l’aveu ainsi fait, la démonstration qui se propose de saisir les soubassements structurels de ce haussement d’épaule se redonne des os. « Voter, c’est abdiquer », écrivait le penseur anar Élisée Reclus et c’est finalement sous cette radicale égide que nous sommes invités à regarder en face le terrible verdict : l’espace électoral serait ainsi fait que rien de ce que s’y produit ne peut prétendre à la noble qualification de « politique ». La politique, ce ne serait pas ça. Précisément pas ça. Ce serait ailleurs. Dans la rue, par exemple. Mais si ceux qui font la rue, qui font les luttes, estiment eux-mêmes que le vote est un champ tactique – pas plus, pas moins – à investir contre la catastrophe qui vient ? Si ceux qui ne fétichisent pas le vote et ont eux-mêmes une très haute idée de la politique appellent à voter, faisant primer l’urgence conjoncturelle sur leurs convictions idéologiques ? Ils abdiquent aussi ? Le pouvoir s'en porterait-il moins bien si on cessait de participer à la mascarade ? Marine Le Pen au pouvoir, aurons-nous encore le luxe d'adosser toutes nos décisions à des considérations idéologiques ? 

Ah voilà, le mot "luxe" est jeté. C'était inévitable. C’est toujours à ce stade de la conversation que le militant finit par renvoyer l’écrivain à lui-même et à son confort tout personnel, tout "social". Il faut bien se figurer le problème. Le premier qui consacre tous ses efforts à "faire gagner" ses convictions en les inscrivant dans le réel des luttes – c'est-à-dire en les "salissant" un peu – se voit reprocher un manque de cohérence idéologique par le second qui semble se contenter seulement de les « avoir », ces convictions. Pire, qui s’en saisit comme d’une occasion pour faire retentir son talent, pour accroître sa puissance littéraire, sa joie d’esthète. Les noms d’oiseaux piaffent à nouveau. Pour qui il se prend celui-là ? Pour un écrivain justement, répond François Bégaudeau, à la fin de l’émission. C’est le point « littérature et extrême-gauche », le point qui fâche et qui mériterait bien des heures de discussion – à condition bien entendu que l'issue du prochain dimanche d'élection nous autorise encore des dimanches. 

Louisa YOUSFI

Dans le Texte , émission publiée le 16/04/2022
Durée de l'émission : 78 minutes

Regardez un extrait de l'émission