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Chili 70 : la mémoire catapulte

Dans le Texte

Désirée et Alain Frappier

« La mémoire vivante n’est pas née pour servir d’ancre. Elle a plutôt vocation a être une catapulte ». Posés au seuil du diptyque de Désirée et Alain Frappier consacré au Chili, ces mots d’Eduardo Galeano disent un peu de la puissance politique de leur démarche : en revisitant le passé chilien, de 1948 à 1973, à travers la biographie bien réelle de jeunes gens ordinaires qui ont pris part aux bouleversements politiques de la présidence Allende et de l’activisme du MIR (le mouvement de la gauche révolutionnaire), ils dessinent un geste qui prend sa force en reculant dans le passé pour nous projeter en avant : dans une compréhension ultra-lucide de notre présent, qui fait leçon pour l’avenir - et quelle leçon.

Car le Chili, maintes fois assailli par les vélléités colonialistes, impérialistes et capitalistes, maintes fois menacé d’être transformé en « page blanche » pour les projets de domination les plus fous, est aussi une terre de lutte, de révolution et d’utopie qui a su opposer une résistance massive, ambitieuse, exemplaire dont il est essentiel de recueillir le souvenir obstiné. C’est à quoi se sont employés Désirée et Alain Frappier, en duo artistique chevronné s’exprimant dans des romans graphiques aussi somptueux que bouleversants.

Les deux volumes de leur diptyque chilien s’intitulent Là où se termine la terre et Le temps des humbles : ils cheminent dans les pas de Pedro pour le premier, Soledad pour le second, exilés loin de leur terre natale quittée à l’orée de la dictature Pinochet, les mains vides et la tête pleine de souvenirs. La bande-dessinée permet de les retisser dans la toile du temps, ces souvenirs, et de faire apparaître en filigrane cette fascinante épopée intime : le devenir révolutionnaire. Pedro et Soledad, pour des raisons différentes – l’un est issu d’une famille aisée d’intellectuels de gauche, l’autre est née pauvre de paysans sans terres – se sont un jour retrouvés au Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (le MIR), et sont devenus les acteurs d’une extraordinaire révolution qui allait tenter de mettre en œuvre pour de bon le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple.

Que cette aventure se termine dans la cruauté sans limite de la dictature Pinochet, et de son projet d’éradication totale de cette expérience émancipatrice, ne doit pas nous dissuader d’en examiner attentivement les ressorts et les péripéties : ils font leçon. Oserions-nous dire que nous ne sommes pas concernés, aujourd’hui, par le projet que forma Salvador Allende de mettre en œuvre une révolution par les urnes, capable d’instaurer le socialisme dans les coordonnées de la démocratie parlementaire ? Oserions-nous dire que nous n’avons rien à apprendre des menées des capitalistes – CIA, Maison Blanche, patronnat et bourgeoisie chilien.ne.s, presse de droite, groupuscules fascistes – qui ne reculèrent devant aucune exaction pour saboter de toutes les manières possibles cette tentative de gouvernement populaire ? Oserions-nous dire que ce que le MIR a tout de suite compris – qu’Allende avait péché par optimisme en se croyant capable de mettre en œuvre ses ambitieuses réformes économiques et sociales sans désarmer vigoureusement son opposition, et qu’il importe au peuple de lutter par lui-même à sa propre émancipation, au besoin les armes à la main – oserions-nous dire que cette lucidité n’a rien à nous enseigner ?

Depuis longtemps le Chili nous regarde – nous, « la France », aimée pour sa Révolution, ses droits de l’homme, sa Commune, bref son passé dont notre présent est si peu digne. En exil, les Chiliens ont souvent choisi le sol français, qui sut à peu près les accueillir, mais n’écouta pas forcément ce qu’ils avaient à nous apprendre, pourtant si précieux. Regardons donc à notre tour le Chili, son passé, son présent : les Chiliens, en réalité, nous devancent. Ils esquissent notre avenir, si nous n’y prenons pas garde, et si nous n’apprenons pas, très vite, à faire de la mémoire vivante… une catapulte. 

Judith Bernard

Dans le Texte , émission publiée le 20/02/2021
Durée de l'émission : 82 minutes

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