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Covid 19 : un virus, des récits

Dans le Texte

Charlotte Brives

A chaque allocution présidentielle, ça recommence : on ne VEUT PAS l'entendre, on n'en peut plus - de sa morgue, de ses yeux vides, de ses phrases tombées d'un ciel sans rapport avec la réalité que nous vivons. Mais on a hâte de savoir ce qu'il a dit, qui va dicter la forme de nos vies, l'emploi du temps de nos semaines et jusqu'au nombre de cartouches nécessaires pour notre imprimante exténuée. Nous sommes suspendus à ses mots, d'autant plus insupportables qu'on sait qu'il en aura décidé à peu près seul, en monarque hypernarcissique persuadé que nous n'avons pas plus besoin de démocratie que lui. Et nous frémissons d'horreur d'être ainsi tenus à la merci de ses lubies et de ses oublis.

Il nous aura d'abord enrégimentés dans sa grande bataille - "Nous sommes en guerre, nous sommes en guerre" (ad lib), et nous nous serons tenus immobiles au fond de nos tranchées, regardant les premiers de corvée partir sur le front en nous demandant si c'était bien ça que nous faisions, bien ça qu'il fallait faire : "la guerre". Et quelques mois plus tard est venu le deuxième récit, nous annonçant qu'il allait falloir "vivre avec le virus, durablement" et comme histoire ça nous allait mieux, puisqu'il était question de vivre et que ça nous intéresse - de vivre.

Mais en fait ça n'allait pas non plus, parce que ce n'était pas "vivre" qui nous était rendu possible, mais seulement travailler ; et tout ce qui fait de nos vies des vies, tout ce qui les nourrit et les grandit nous était interdit. Parce que "vivre avec" le virus, ça aurait supposé de disposer d'un système de soins dont on aurait pris soin, et le monarque n'y avait pas songé, ou bien il n'avait pas voulu puisqu'il avait préféré, comme ses prédécesseurs, démanteler le service public de la santé.

Et comme ses récits décidément ça n'allait pas, d'autres récits pullulèrent partout, qui venaient combler les failles et corriger les non-dits, quitte à les remplir avec n'importe quoi : le grand récit complotiste à la Hold Up qui voulait absolument que nous souffrions pour quelque chose, parce que quelques uns l'avaient voulu, qui avaient donc fabriqué intentionnellement ce mal qui allait accomplir, si nous n'y prenions pas garde, le grand projet de notre éradication.

Nous autres les anticapitalistes n'étions pas en reste, et nous avions notre explication aussi : ce n'est pas un complot c'est le capitalisme - ses déforestations, ses zoonoses, sa mondialisation accélérant tous les échanges, et nous voici armés d'un nouvel argument en faveur d'une sortie radicale, urgente, vitale, du mode de production capitaliste.

Ça fait beaucoup de récits pour un seul virus. C'est normal : une épidémie, parce qu'elle nous éprouve et met en crise tout ce qui fait tenir une société, génère de grands récits - c'est ainsi que l'humain, depuis toujours, répond à ce qui le met en péril ; c'est une structure anthropologique. C'est donc avec une spécialiste de cette discipline que j'avais envie d'y réfléchir : Charlotte Brives est anthropologue des sciences et de la santé, et elle travaille sur les virus, et les récits qu'ils suscitent, depuis plusieurs années. Son objet de recherche spécifique, ce sont les virus bactériophages - "mangeurs de bactérie" - qui offrent une solution thérapeutique très prometteuse pour guérir les infections liées à des bactéries antibiorésistantes.  Elle observe donc des virus qui sont non pas des adversaires, mais des alliés de la santé ; non pas des "opposants", mais des "adjuvants", et cette fréquentation assidue d'un schéma actanciel si radicalement contraire à l'histoire que nous nous racontons à propos des virus ne pouvait que l'inciter à examiner avec beaucoup de sagesse, de rigueur et de lucidité les récits que nous produisons tous - scientifiques, politiques, militants, patients - sur ces êtres vivants qui tout à la fois nous entourent, nous constituent et nous ressemblent, même. Car si les virus ne se racontent pas d'histoires, ils sont, comme nous, des êtres relationnels qui ne vivent que d'interagir avec d'autres êtres vivants, et c'est une leçon qu'on comprend d'autant mieux qu'on l'éprouve douloureusement à l'heure de nos confinements.

Judith Bernard. 

Dans le Texte , émission publiée le 28/11/2020
Durée de l'émission : 75 minutes

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