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Par ici la sortie !

Dans le Texte

Ludivine Bantigny et Romaric Godin

L'occasion était superbe : avec les mesures de confinement, la circulation des marchandises superflues se trouvait à l'arrêt, les profits qu'elles ont vocation à générer réduits à néant, et l'économie capitaliste en apoplexie. L'Etat-providence a brusquement été remis sur le devant de la scène, financeur en dernier ressort de ce qui devait être maintenu en vie - c'est-à-dire la vie même - et s'est substitué aux employeurs pour assurer à des millions de salariés une continuité de revenu menacée par l'interruption de leur activité. Voilà qui dessinait les conditions d'un nouveau rapport de forces, où le capital se trouvait l'obligé de la puissance publique qui eût pu lui dicter de nouvelles contraintes, lesquelles eussent pu esquisser des lignes de conduite pour la suite : on vous aide, d'accord, mais si et seulement si vous ne versez pas de dividendes à vos actionnaires, si et seulement si vous renoncez à vos filiales dans les paradis fiscaux, si et seulement si vous révisez vos logiques de production conformément aux nécessités écologiques (et sociales aussi, pourquoi pas), si et seulement si vous nous financez en retour par des mesures fiscales exceptionnelles, si et seulement si... etc.

Las ! La négociation n'a pas eu lieu : en France, pas la moindre contrainte, pas la moindre condition, pas la moindre exigence, et l'on a bien vu que le gouvernement persistait à se considérer comme l'obligé du capital au moment même où tout prouvait le contraire. C'est donc que les dispositions idéologiques - cet amour débridé, et pour le coup, complètement aveugle, du néolibéralisme - décident entièrement de la politique conduite par ceux qui prétendent "qu'on ne peut pas faire autrement".

Car faire autrement, c'est ce qui s'est imposé partout : les banques centrales se sont mises à financer presque directement les mesures publiques de sauvetage d'urgence, même en Union Européenne où la BCE est pourtant configurée pour n'en avoir ni le devoir ni même le droit, à racheter de la dette publique dans des proportions jusque là inédites - c'est-à-dire, sans le dire, à l'annuler partiellement. Voilà qui ouvre des horizons passionnants : on peut donc annuler de la dette publique, comme ça, d'un claquement de doigt ? Suspendre la règle d'or ? Oui, on peut, si on veut. Mais en fait : "on" ne veut pas. Parce que la position de force du capital y a trop à perdre. On voit donc mieux que jamais que ce qui était "interdit" n'était pas "impossible" ; c'était juste arbitrairement soustrait au champ de nos options, pour des raisons purement idéologiques (et strictement capitalistes). Et bien sûr, cette sorte de "parenthèse enchantée" - dont nul n'ignore la part de cauchemar, il ne s'agit pas de nier la catastrophe sanitaire et la dimension tragique de son déferlement - va se refermer aussitôt, et l'on nous dira à nouveau qu'il n'y a pas d'argent magique et que l'austérité est une fatalité non négociable.

Mais on y croira de moins en moins. Parce qu'on a vu. Parce qu'on a changé. Parce que ce suspens de l'ordre "normal" des choses nous a conduits à nous métamorphoser : voilà longtemps que les populations ne s'étaient pas si bien auto-organisées, fabriquant elles-mêmes ce qui faisait défaut - des biens et des services, des masques et de la distribution alimentaire, de la solidarité, de la coopération, du soin. Longtemps aussi qu'on n'avait pas entendu si nombreuses et si fortes les voix pour dénoncer l'incurie, l'incompétence et le cynisme de la classe politique qui tient le gouvernail et le cap vers l'iceberg. Et voici que chacun s'éprouve capable d'en juger, et de faire autrement, à son échelle. Et voici qu'on aperçoit que pour changer d'échelle, et généraliser cette dynamique, il "suffirait" de s'organiser, de fédérer entre elles toutes ces pratiques émancipées de l'ordre néolibéral et, sinon de les porter au pouvoir, du moins d'en faire un (double) pouvoir capable de tenir le bras de fer contre le capital et ses visées mortifères.

"Il suffirait" : c'est bien sûr toute la difficulté, et le chantier est titanesque ; mais quand on se trouve à bord du Titanic, et qu'on a vu l'iceberg, on n'a pas peur de se retrousser les manches... Avec Ludivine Bantigny, historienne des mouvements sociaux et membre du collectif Faire Commune, et Romaric Godin, journaliste à Médiapart spécialisé dans les questions économiques, on a esquissé les perspectives ouvertes par la crise sanitaire, examiné les écueils, sur le plan économique et politique, et tâché d'apercevoir le cap : par ici la sortie ! 

Judith Bernard

Dans le Texte , émission publiée le 16/05/2020
Durée de l'émission : 88 minutes

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