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Macronisme : le régime de l'antiphrase

Dans le Texte

Ludivine Bantigny, Déborah Cohen & Laurence De Cock

Mais quelle est donc cette "réalité" d'où le macronisme parle, pour qu'à chaque énoncé produit par le président ou l'un de ses avatars, nous soyons effarés devant l'impudence des contrevérités, au point de demeurer souvent interdits, incertains que la langue puisse encore nous secourir puisqu'elle est par eux méthodiquement détruite ? Pour ma part, j'ai résolu d'appeler "régime de l'antiphrase" cette caractéristique structurante du Macronistan : son principe est de produire des énoncés qui sont la contradiction exacte des réalités qu'ils prétendent décrire. Ainsi baptise-t-il "Ecole de la confiance" une reconfiguration de l'institution qui généralise la suspicion, "Bienvenue en France" une réforme qui refoule les étudiants extracommunataires par des coûts d'inscription prohibitifs, "dialogue républicain et respectueux" un déluge de violences policières coupable d'avoir arraché cinq mains et explosé vingt-cinq yeux, ou encore "Grand débat" un interminable monologue présidentiel d'où la contradiction fut soigneusement évincée ou répudiée.

A une intervenante qui lui en demandait des comptes, le président fit cette leçon : "Ne parlez pas de répression, de violences policières : ces mots sont inacceptables dans un état de droit". Elle insista, et lui aussi : "Je refuse ce terme. Après des semaines, je constate qu'il n'y a aucun mort à déplorer du fait des forces de l'ordre. Vous parlez de répression, je vous dis, c'est faux". Comme un écrin autour de l'énorme mensonge (Zineb Redouane est tout à fait morte à cette époque, consécutivement à un tir de grenade lacrymogène dans la machoire), on voit se déployer dans la rhétorique présidentielle une véritable police de la langue disposant comme des forces de l'ordre lexical ses énoncés métalinguistiques par lesquels le président prétend circonscrire le périmètre du dicible, au delà duquel, tout bêtement, "c'est faux". Voici donc la langue que ce prétentieux littérateur prétend imposer à tous.

"Je vous dis c'est faux", alors qu'on sait que c'est vrai. On le sait, mais on ne peut pas le dire, on n'en a pas le droit ; cet interdit posé sur une langue qui dirait vraiment la réalité, c'est un puissant opérateur de psychose. Dans les familles à lourd secret, c'est ainsi qu'on fabrique de la folie. Mais à l'échelle de tout un pays, quand ses citoyens ne sont plus des enfants impressionnables, qu'advient-il ? Il advient qu'un peuple prend forme, qui se met debout et passe à l'action ; il ne discourt pas forcément beaucoup - voilà longtemps qu'il se méfie d'une langue politique qui a déguisé la violence néolibérale en technique de gestion savante, faisant passer les licenciements massifs pour des "plans de sauvegarde de l'emploi". On ne la lui fait plus, l'histoire des experts qui savent mieux que lui ce qui est bon pour le collectif, et qui emprunte au management ses formules euphémisantes pour donner des airs de performance au saccage de ce qui nous protège ; et le macronisme aura beau multiplier les préciosités, les "disruptions", "l'ipséité", ou les anglicismes à la sauce start up nation, désormais on n'est plus dupes.

On voit : ce qui prétend s'élever ainsi au dessus de nous, par une langue pédante et des énoncés flottant au dessus de nos vécus, les réfutant comme des "riens", c'est une rhétorique aristocratique, hissant son locuteur en des hauteurs où il se croit inatteignable et qui ne le rendent que plus haïssable. Ce régime de l'antiphrase, on le sent confusément, a des airs d'Ancien Régime, et c'est très intuitivement que les Gilets Jaunes, désormais rejoints par les innombrables opposants à la réforme des retraites, se sont positionnés en Sans-culotte soucieux de rendre le mot "révolution" - que Macron s'était approprié pour en faire le titre de son livre de campagne - à son histoire et à sa puissance émancipatrice.

Avec Ludivine Bantigny, Déborah Cohen et Laurence De Cock qui ont chacune publié dans la collection "Le mot est faible" chez Anamosa, de formidables ouvrages rendant les mots à leur force politique, nous avons opposé quelques antidotes au poison de cette rhétorique démente, nous proposant ainsi de lutter contre le dévoiement du langage : il nous appartient en effet d'abord de nous réapproprier la langue, comme toutes les autres institutions sur lesquelles le capitalisme néolibéral prétend faire main basse. 

Judith BERNARD.

Dans le Texte , émission publiée le 11/01/2020
Durée de l'émission : 86 minutes

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