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L'Europe : en finir ou la changer ?

Dans le Texte

Stathis Kouvelakis et Thomas Piketty

Parmi les questions qui divisent la gauche, il y a celle de notre rapport à l'Union Européenne : faut-il en finir, ou la changer ? Dans tous les cas, une chose est certaine : on ne peut conduire une politique de gauche dans le carcan des traités européens. Tout porte à croire qu'ils ont même été conçus pour rendre impossible quelque politique de justice sociale que ce soit : après une première moitié de XXème siècle agitée de revendications ouvrières et de mobilisations de masse, il fallait mettre les fondements juridico-politiques du capitalisme à l'abri des majorités démocratiques, en érigeant des barrières institutionnelles capables de les soustraire à la délibération des peuples et de leurs représentants. Une véritable "contre-révolution préventive", comme disent certains, permettrait aux classes dominantes de mettre en œuvre les politiques conformes à leurs intérêts sans être contrariés par l'expression démocratique des travailleurs.

Que ce soit dans la matrice idéologique de sa conception, liée à la doctrine ordolibérale qui revendique de fonder des lieux de décision qui échappent à la décision populaire, dans le principe même du fédéralisme, dont Friedrich Hayek vantait les vertus libérales - "une fédération signifie qu'aucun niveau de gouvernement (le national comme le fédéral) ne pourra disposer des moyens d'une planification socialiste", se réjouissait-il - ou encore dans ses structures institutionnelles, comme la BCE ou le très opaque Eurogroupe dont l'omnipotence n'a d'égal que le caractère "informel", c'est-à-dire parfaitement exempt de toute procédure de contrôle démocratique, tout dans l'Union Européenne vise à priver les peuples de la possibilité d'intervenir sur le cours des affaires.

Alors que faire ? Thomas Piketty promeut depuis plusieurs années des solutions institutionnelles : il faut doter l'Europe d'un organe démocratique, une Assemblée Européenne en l'occurrence. Il en détaille le projet dans le Manifeste dont il est porteur, avec un collectif de chercheurs, manifeste qui a déjà recueilli plus de 110 000 signatures et qui paraît sous la forme d'un petit livre à 3 euros : Changer l'Europe, c'est possible ! Fondée par un traité de démocratisation, l'Assemblée qu'il appelle de ses vœux serait capable de voter un budget européen, très conséquent (au moins 4% du PIB), dont les recettes reposeraient sur de nouveaux impôts appliqués aux bénéfices des grandes entreprises, aux grands patrimoines, aux hauts revenus, et aux émissions carbone. Côté dépenses, elles seraient notamment affectées à la recherche et à la formation, aux investissements pour transformer notre mode de croissance, et au financement de l'accueil des migrants... Et tout ça, écrit-il, sans avoir besoin de l'unanimité des états membres, ni de modifier les structures existantes : "Ce traité a été pensé pour être adoptable très rapidement et dans l'état institutionnel actuel, entre les pays qui le souhaiteront, sans que ceux qui ne veulent pas puissent bloquer le processus", écrit-il.

Il s'agit en somme d'une greffe démocratique sur un appareil institutionnel à vocation autoritaire - un peu comme s'il suffisait d'ajouter des ailes à un paquebot pour en faire un avion, me semble-t-il. Face à Piketty, Stathis Kouvelakis, qui a vécu la thérapie de choc infligée à la Grèce par la Troïka, au nom des règles européennes, est évidemment très sceptique : on voit mal comment un projet de gauche, refusant la logique austéritaire, ne subirait pas les foudres de la Banque Centrale Européenne à la minute même où il annoncerait ses premières mesures révolutionnaires... La discussion entre ces deux penseurs est donc très animée, vigoureuse et remarquablement stimulante pour quiconque n'a pas renoncé à penser le cadre dans lequel nous entendons "faire de la politique". 

Judith Bernard

Dans le Texte , émission publiée le 22/06/2019
Durée de l'émission : 52 minutes

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