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Après la littérature

Dans le Texte

Johan Faerber

(Emission conçue et présentée par Louisa Yousfi)

Si quelque jour de grande ferveur littéraire, il vous est déjà arrivé de formuler le vœu intime d’écrire à votre tour, vous avez forcément connu cette épreuve : impossible de poser la première phrase fondatrice de votre œuvre sans vous sentir aussitôt paralysé par un sentiment confus, mélange d’insatisfaction élémentaire et d’aquoibonisme cafardeux. Sûrement alors, vous avez été tenté de reconnaître dans cette déconfiture quelque chose qui aurait à voir avec cette théorie de l’impuissance littéraire dont vous avez forcément entendu parler : le syndrome de la page blanche. Ce serait donc un vertige face au vide de l’informulé qui vous aurait saisi à la gorge : par où commencer ? Quel mot mériterait-il de briser l’éternel silence des espaces infinis ?

En vérité, si de ce mal on semble ne guérir jamais, c’est peut-être que le diagnostic était mauvais. En ce qui me concerne, c’est Johan Faerber qui me l’a appris, avec cette formule-pépite génialement trouvée qui remet le problème de l’écriture contemporaine à l’endroit : le syndrome de la page noire. Si, de nos jours, l’écrivain se trouve au seuil d’un vertige au moment de se mettre à écrire, ce vertige a moins à voir avec une conscience du vide de ce-qui-n’a-pas-été-écrit qu’avec le trop-plein de ce-qui-a-déjà-été-écrit. Un vertige du trop-plein, en somme. Celui de la somme incommensurable des grandes œuvres littéraires bâties à la manière de monuments indépassables et face auxquelles nous nous sentons trop petits, si petits qu’on ne voit pas bien ce qu’on pourrait apporter de plus, dire de mieux que ce que Flaubert, Proust, Faulkner, Dostoïevski et leurs amis légendaires ont déjà dit. Qu’écrire après ces œuvres-terminus qui ont posé un magistral point final sur nos bouches scellées d’intimidation ?

Il n’en fallait pas davantage pour qu’émerge dès les années 1990 l’idée de la « mort de la littérature ». Pour ses promoteurs, tout ce qui mérite d’être appelé « littérature » est définitivement derrière nous et tout ce qui s’écrit aujourd’hui ne mérite aucun égard sérieux. Face à cette théorie, il y avait jusqu’alors deux réactions possibles : soit on s’y laisse aller et on se condamne à vivre avec des cadavres qui nous méprisent, soit on y résiste et on fait comme si de rien n’était, comme si on pouvait encore jouer les Balzac et les Rimbaud – sans Balzac ni Rimbaud. Dans son livre Après la Littérature. Écrire le contemporain (PUF, 2018), Johan Faerber, critique littéraire et co-fondateur du site Diacritik, propose enfin une nouvelle voie : la littérature majuscule est morte, il est vrai, mais cette mort est la condition même de notre re-vie. Elle n’est plus quelque chose dont il faudrait s’affliger, ni ce dont il ne faudrait pas parler comme un deuil trop douloureux.

La mort de la Littérature est le récit d’une nouvelle littérature, moins grandiloquente sans doute, moins tentée de porter l’œuvre à son ultime expression, mais plus sensible, plus brute, plus minérale, plus directe… voire plus politique. Et elle prend forme sous la plume acérée de toute une nouvelle génération d’écrivains qui, à partir d’un geste fondamentalement contemporain, renoue la trame de ce qui pourrait être « l’âme de notre époque ». Ils s’appellent Nathalie Quintane, Célia Houdart, Tanguy Viel, Laurent Mauvignier, David Bosc, Stéphane Bouquet, Joris Lacoste, Camille de Toledo, Olivier Cadiot , Antoine Wauters, Simon Johannin… Et si Johan Faerber ne craint jamais la polémique et ose débusquer sans frémir tous les mauvais Cassandre et « éditocrates du récit », ce n’est jamais que pour mieux déclarer sa flamme à cette littérature des vivants qu’il nous donne à découvrir et à aimer. Voilà de quoi s’émerveiller à nouveau de notre temps et – pourquoi pas ? – reprendre soi-même la plume…


Louisa Yousfi

Dans le Texte , émission publiée le 06/04/2019
Durée de l'émission : 82 minutes

Regardez un extrait de l'émission