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Dieu et la techno-science

Dans le Texte

Mehdi Belhaj Kacem

Mehdi Belhaj-Kacem revient de loin. Après avoir été un romancier et un philosophe prolixe, prodige, et très remarqué, il a comme... disparu. Pendant plusieurs années. Et puis en septembre dernier, il a envoyé une balise ; non pas de détresse, mais un signe de vie, de reprise de la parole publique : un livre. Où s'aperçoivent, de proche en proche, les raisons de sa longue retraite : c'est que Belhaj-Kacem ne philosophe pas du bout du cerveau. C'est un engagement de toute la personne, au risque de certaines formes de désespoir qui confinent avec la folie. Hanté par le problème du Mal, il a été comme bu par son objet : comment poursuivre la tâche philosophique quand elle nous confronte à la certitude que l'humanité n'est "rien d'autre qu'une impasse évolutionniste (...) appelée à désormais brève échéance à disparaître". C'est, écrit-il, cette insupportable conviction qui l'a fait "quasiment cesser d'écrire pendant quatre ans : avoir voulu faire comme tous ceux qui pensent que s'autolobotomiser volontairement peut guérir, seul, de l'écrasante contrainte vampirique qu'exerce sur nous de toute part l'immense plexus de la supplémentation technologique".

La technologie n'est pas pour Belhaj-Kacem une excroissance anecdotique de la condition humaine ; c'est une sorte de miracle fatal qui lui est tombé dessus dès le départ - miracle pour le don hallucinant que l'humanité a tout de suite manifesté en la matière, se révélant d'une virtuosité technologique sans égale parmi les espèces vivantes - mais fatal, parce qu'ainsi elle se trouvait en position de s'approprier sans aucune limite absolument tout ce qui l'entourait, jusqu'à menacer d'une irréversible destruction ce qui conditionne pourtant son existence. Fatal, parce que c'est cette puissance qu'elle a mise au service d'une intensification démesurée des souffrances qu'elle peut infliger - et le Mal se tient-là, dans cet infini pouvoir de nuisance que la technique met à notre portée. Fatal encore, parce que cette technologie, qui dès le départ et de plus en plus, nous permet de faire mémoire de tout (depuis l'écriture sumérienne jusqu'au numérique qui peut coder désormais l'intégralité de nos formes de vie), nous soumet à la pression d'un infini, d'une omniscience, d'une omnipotence qui semblent à la fois disponibles et qui pourtant toujours se dérobent, nous laissant traumatisés par ce que nous apercevons que nous ne pouvons maîtriser. Infernale intuition, à moins qu'elle ne soit... divine.

C'est l'une des hypothèses que propose le philosophe : Dieu est là, il vient, dans cette techno-science à laquelle nous œuvrons depuis notre apparition sur la terre, "dans l'immense et infini réseau de recherche des scientifiques eux-mêmes. Dieu s'édifie, brique par brique, et nous sommes bel et bien tous ses ouvriers : il se fabrique, tout simplement". Omnipotence, omniscience, et bientôt immortalité, éternité, c'est ainsi qu'on se figure Dieu, et c'est bien la promesse technologique, telle qu'elle confine au délire chez les transhumanistes de la Silicon Valley : si l'on n'y prend garde c'est bientôt le Christ qu'ils nous proposeront sous la forme d'un cyborg - ce que Terminator, d'ailleurs, laissait déjà apercevoir. Il faut y prendre garde : notre compulsion à déployer sans mesure notre désir d'illimité - qui relève de ce que Belhaj-Kacem appelle le "pléonectique" - aura notre peau, notre âme, et toute forme de vie. Il faudra, à l'évidence, et s'il n'est pas trop tard, œuvrer à penser les limites que nous devons opposer à nos propres inclinations ; c'est à quoi s'emploiera notamment l'oeuvre-somme à laquelle le philosophe apporte la dernière main, à paraître d'ici quelques mois. En attendant cet opus, notre entretien à propos de Dieu, la mémoire, la techno-science et le mal (Les Liens qui libèrent, 2017) permet de faire un point d'étape, de s'emparer de ces propositions toutes aussi stimulantes que discutables, et offre au passage l'occasion d'un séduisant vertige : celui que l'on éprouve à converser avec un revenant.

 

Dans le Texte , émission publiée le 17/06/2018
Durée de l'émission : 79 minutes

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