La société autophage
Dans le Texte
Anselm Jappe
Judith Bernard
Le capitalisme détruit la planète : cela, on l'a tous compris (à part peut-être les énergumènes de la classe dirigeante qui scient la branche sur laquelle ils sont assis en croyant pouvoir tirer profit de la vente de la sciure). Mais le capitalisme détruit aussi, au coeur de chacun d'entre nous, ce qu'il reste d'humanité. Et ça ne date pas des dernières dérives de l'autoritarisme néolibéral. Le poison est niché au coeur de notre subjectivité depuis le début, au commencement de la modernité : à l'orée des Lumières, logique capitaliste et sujet moderne prennent leur essor au même moment, et ne sont pas contemporains pour rien : ils sont parfaitement consubstantiels.
C'est la thèse d'Anselm Jappe, qu'il developpe au fil des pages de son livre, "La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction". A partir du cogito cartésien - "je pense, donc je suis" (formulé en 1637 dans le fameux Discours de la méthode) - la forme-sujet se construit sur le fantasme d'un individu séparé du monde, capable à la fois de le mettre en suspens, de l'abolir complètement pour pouvoir se penser soi-même, puis de le fonder à nouveau comme s'il en était l'origine. Et ce geste-là, qui articule l'impuissance (d'être séparé du monde) à la toute-puissance (d'en être l'origine) dit déjà tout de la logique capitaliste qui croit pouvoir instrumentaliser ce qui l'environne en niant ou détruisant tout ce qui pourrait s'apparenter à de l'altérité ou de la particularité. A partir de ces prémisses, rien n'arrêtera plus la dynamique prédatrice et suicidaire à l'oeuvre dans la forme sujet comme dans la logique capitaliste, et l'on ne s'étonnera pas de la voir déboucher, en ce XXIème siècle commençant, sur la destruction imminente de la biosphère et ce que Jappe identifie comme une régression anthropologique majeure : les humains d'aujourd'hui oscillent désormais entre différentes variantes du narcissisme le plus pathologique, bloqués dans une sorte d'enfance perpétuelle par le règne de la techno-marchandise qui les fait se croire de plus en plus tout-puissants à mesure qu'ils perdent leur autonomie concrète, ou bien carrément jetés dans l'insupportable sentiment de leur nullité et de leur superfluité, qui pourra en dernier ressort les pousser à prendre les armes pour massacrer les vivants sur leur passage, pour sortir avec fracas (et l'impression d'avoir été puissant, au moins une fois) d'une existence condamnée à l'insignifiance.
Si le tableau que Jappe dresse de notre époque est pour le moins sombre, le diagnostic qu'il en pose a le mérite de l'originalité : car à travers le narcissisme du sujet moderne, et le fétichisme de la marchandise du capitalisme, qu'il pose comme les deux folies (dé)structurant notre société, il pointe une source commune - la logique de la valeur. Identifiée par Marx comme un des piliers du système capitaliste, la logique de la valeur est ce principe selon lequel une société peut s'organiser tout entière sur le fantasme de l'équivalence générale que permettent l'argent et le travail abstrait - tout se vaut puisque tout s'achète, tout s'achète puisque tout se vaut, rien ne compte que ce qui se compte... Si Marx a esquissé, sans s'y attarder, la critique de ce principe, le courant marxiste de la Critique de la valeur a bâti toute sa philosophie sur ce noyau conceptuel ; Jappe appartient à ce courant de l'anticapitalisme, peu représenté en France et qu'on n'avait jamais eu l'occasion de recevoir à Hors-Série. Il nous a semblé utile de lui consacrer un entretien, qui bouscule sérieusement certaines de nos habitudes - surtout quand on s'est converti aux analyses de Bernard Friot sur les institutions communistes de la valeur. Pour Anselm Jappe, qui n'envisage pas d'autre échappatoire au capitalisme qu'en s'arrachant au travail (abstrait), à l'argent et à la valeur, le salaire à vie n'est rien d'autre qu'un altercapitalisme. La discussion est ouverte : ce passionnant entretien, moins désespéré qu'on pourrait le croire, permettra à chacun de se faire une opinion !