De la prison
Dans le Texte
Jean-Marc Rouillan
Judith Bernard
Regarder la prison en face. Non pas de l'extérieur, forteresse austère et muette, impénétrable. Mais de l'intérieur : percevoir ses cris, sa folie, sa barbarie, avec les yeux d'un prisonnier, avec sa peur, sa solitude et sa douleur. Ceux de Jean-Marc Rouillan. Ancien membre d'Action Directe et de plusieurs groupes antifascistes, il a été arrêté dans les années 80 et a passé plus de vingt-cinq ans en détention. Il a conjuré l'enfer de la discipline carcérale par une discipline plus exigeante encore : écrire, écrire sans relâche, pour nommer, décrire, s'évader (vertus de la fiction, du fantasme), et pour instruire le procès de la machine pénitentiaire qu'il connaît mieux que quiconque. Son premier livre, Je hais les matins, est paru en 2001 chez Denoël, avant d'être réédité chez Agone en 2015 ; c'est un brulôt dont on ne sort pas indemne.
La prison n'y apparaît pas seulement la forme paroxystique de la violence légale - son principe officiel est la privation absolue de liberté ; mais cela, on s'en doute, n'est que le versant avouable de l'affaire. Passé le mur d'enceinte, se déploie une violence illégale, à l'abri des regards et des lois, livrant la population carcérale à toutes les formes de la sauvagerie. Les détenus s'entre-déchirent, savamment encouragés à le faire par des autorités bien conscientes du bénéfice qu'elles en tirent (à la centrale plus qu'ailleurs, on divise pour mieux régner). Les surveillants, quand ils ne deviennent pas suicidaires, cèdent aux inclinations sadiques que leurs prérogatives leur permettent, protégés par une direction au mieux indifférente, souvent complice, qui maquillera les morts violentes en suicides, ou bien exfiltrera ses cadavres en ambulance avant de consigner dans un bref rapport : "malade, mort pendant le transfert vers l'hôpital".
Si le spectacle que Rouillan nous donne à voir terrifie, ce n'est pas seulement pour sa part d'horrifique obscénité - ces hommes emmurés vivants que la société prétend corriger en les déshumanisant. C'est surtout parce que la prison est le hors-champ de nos démocraties si fières d'elles-mêmes ; l'angle mort du narcissisme occidental, refoulant intra muros tous les incompatibles que notre modèle social produit. Dans cet infra-monde, nul état de droit, pas question de justice : l'arbitraire et la démesure répressive donnent des airs d'Ancien Régime à ce cauchemar, et font comme une enclave de terrorisme au coeur même de notre système "libéral" - mais une enclave qui ne serait pas tant une anomalie persistante de la démocratie que sa clef de voûte, censée tenir tout l'édifice par la terreur qu'elle inspire.
Parce que l'hystérie sécuritaire qui caractérise notre modèle pénal fait de la prison la forme quasi-exclusive de la sanction, dans une surenchère qui ressemble à une course à l'abîme - de plus en plus de peines carcérales, de plus en plus longues - il fallait clore notre trilogie judiciaire par ce douloureux face à face. Il ne pouvait se trouver de meilleur interlocuteur pour un tel rendez-vous que Jean-Marc Rouillan : il a vécu et pensé cette expérience, tenu par une conscience politique inébranlable. Son regard, en la matière, n'est pas seulement instructif ; il faut le dire aussi, pour finir, car je n'ai jamais été aussi secouée par un entretien : il est bouleversant.