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Le mythe du gangster

Dans Le Mythe

Sophie Djigo

Tony Montana, c’est moi ! J’en conviens : ça ne saute pas aux yeux. Et pourtant, nulle autre expression que ce pastiche flaubertien ne saurait mieux décrire l’identification spontanée à laquelle je me livrais adolescente en apercevant pour la première fois l’extravagant « Balafré ». Que ce personnage, shooté à la poudre, au sang frais et à la testostérone ait été reçu tendrement, comme la visite d’un frère aimé, dans l’esprit de la jeune fille si bien élevée que je fus, a longtemps été un mystère.
Qu’avais-je donc en commun avec cet immigré cubain, fraîchement débarqué dans une Amérique implacable qui, à en juger par son rictus de bienvenue, lui fera payer cher l’audace d’avoir foulé son sol ? Et à partir de quel ferment psychologique ai-je pu si aisément m’imaginer une filiation cachée avec ces grandes et si redoutées familles italiennes, tirées à quatre épingles dans les rues de New-York ?
Si je pose ainsi la question, c’est que j’ai désormais ma petite idée. En vérité, je ne fais pas exception et rares sont ceux qui me contrediront : chez nous, les films de gangsters, c’est sacré. Ce « nous », c’est la grande famille des descendants d’immigrés, souvent pauvres, méprisés, frappés du sceau de l’illégitimité et qui trimballent en eux le rêve irrésolu d’une revanche impossible. Et c’est sans doute cette dernière qui trouvera matière à se réaliser sous les traits exagérés d’un bandit bien habillé, peu regardant de la loi civile, tout à fait disposé à tuer froidement quiconque ralentirait son ascension… et, dans l’exact même moment, gonflé de fierté et de ces valeurs avec lesquelles il lui est impensable de lésiner : loyauté, fidélité, honneur et famille.
Contradictoire ? Pas sûr. Et c’est tout l’objet de « l’enquête philosophique » à laquelle s’est livrée notre invitée, la philosophe Sophie Djigo, dans son ouvrage L’Éthique du gangster au cinéma (PUR, 2016). À travers une exploration des différentes figures qu’emprunte le gangster dans l’histoire du cinéma, Sophie Djigo interroge le succès populaire de l’univers gangstériste à l’aune de nos préoccupations morales.
Entre la consécration du mythe libéral du self-made-man et la critique d’une société où les règles sont biaisées d’avance par l’hypocrisie, l’inégalité et la corruption, le gangster maltraite nos catégories de jugement. Comment réussir sa vie proprement quand les moyens de la vie honnête sont confisqués entre les mains des bien-nés ? À défaut d’y répondre tout à fait, le gangster a le mérite au moins d’essayer de s’en tirer avec ce(ux) qu’il a… N’ayant rien à perdre et tout à gagner, le gangster alimente ainsi le fantasme d’une vie intense, loin des hypocrisies mondaines et de l’ennui bourgeois. C’est d’ailleurs ce qui profondément l’anime : l'aversion viscérale pour ce Monsieur-Tout-Le-Monde auquel nous craignons nous-mêmes de ressembler. En s’affranchissant de la vie ordinaire, le gangster développe alors une intelligence pratique de la marge, une sorte de kairos de la resquille. Un génie ? Peut-être. Mais un génie tragique, ajouterait Sophie Djigo, avec qui nous avons tenté de sonder les paradoxes de cette âme clandestine.
En somme, Rafik Djoumi et moi-même avons une offre : une discussion dense et passionnée mêlant cinéma et philosophie, Cadillac et gomina ; le tout, épaulés de quelques vieux amis à nous : Tony Montana, Tony Soprano, Vito Corleone et Noodles. Autrement dit, une offre qu’on ne peut refuser.


Louisa Yousfi

Dans Le Mythe , émission publiée le 30/06/2018
Durée de l'émission : 91 minutes

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