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Andy Warhol, mystique du capitalisme

Dans Le Film

Nicolas Giraud

Que pensait Warhol lorsqu'il peignait une boîte de soupe Campbell's ? Etait-ce - comme le serait toute son oeuvre - un geste proustien, soit la remémoration du goût de la soupe industrielle à la tomate que lui achetait sa mère ? Un canular qui n'avait d'autre fonction que de faire parler de lui et l'introniser dans le monde de l'art ? Une manière de critiquer la fétichisation de la marchandise ou une glorification d'un mode de vie américain dont il a été le plus fervent observateur ? Sur ce mode de vie, il écrivait : "L'idée d'Amérique est formidable, car plus une chose est égale, plus elle est américaine". Oeuvre d'art, soupe à la tomate, même combat: sur le territoire de la marchandise, tout se vaut.

Intraçable et silencieux, Warhol l'a aussi été comme cinéaste. Son oeuvre cinématographique est largement méconnue pour d'innombrables raisons : la plupart de ses films ne supportent pas autre chose que l'expérience en salle, les copies circulent très peu, pas grand chose sur internet, à peine des bribes. Et puis, il y a les durées de certains films : 3h15 pour Chelsea Girls, 5 heures pour Sleep, 8 heures pour Empire.

Il y a aussi le contenu même de ses films : Sleep filme un homme qui dort, Chelsea Girls des gens qui traînent et discutent dans les chambres du Chelsea Hotel (la prise de son est très mauvaise), Empire est un plan fixe sur le sommet de l'Empire State Building : pas de son, pas de dialogue, pas de narration, aucun montage. Warhol et son équipe l'ont filmé un jour de 1964, de 20h06 à 2h42. Là encore : est-ce un canular, un chef-d'oeuvre de cinéma primitif, une métaphore du capitalisme ? Que nous dit Warhol ? Que pense-t-il de ce qu'il peint et filme ?

C'est ce film-trou noir autour duquel tourne le livre passionnant et fourmillant d'idées de notre invité, Nicolas Giraud : "Empire - Andy Warhol, mystique du capitalisme" (éditions Façonnage). Il est l'une des très rares personnes à avoir vu Empire et nous décrit, bobine après bobine, les fluctuations de la conscience du spectateur durant ces huit heures de projection : la salle qui se vide progressivement, l'ennui qui a la matière d'une méditation, l'évènement de l'illumination du gratte-ciel (souvent la salle applaudit). Les nombreuses analyses qu'il puise d'une oeuvre aussi mutique concernent autant Warhol que notre rapport au temps, à l'image, à l'oeuvre d'art, au paysage et à la ville sous l'ère capitaliste. Il dresse aussi en creux le portrait des spectateurs que nous sommes devenus, "incapables de supporter le passage du temps sans le secours des médias", assoiffés de stimulation, fébriles voire paniqués devant la possibilité de l'ennui. A ce titre, Empire relève d'une expérience pascalienne.

J'avais découvert Chelsea Girls à un festival à Marseille, une projection matinale durant laquelle il était impossible de ne pas s'assoupir, se réveiller, s'assoupir encore, puis se rendre compte qu'on n'avait rien raté : le film est indifférent à notre présence. Le projecteur ronronnait, les bobines fonçaient inexorablement vers leur fin, et ce film gorgé de vide ne semblait pas faire autre chose qu'exalter le cinéma comme procédé technique : les visages à l'écran n'étant qu'un support, un prétexte à cette messe mécanique.

Nicolas Giraud note à plusieurs reprises cette belle indifférence d'Empire à l'égard du spectateur, comme une métaphore de la manière dont la magie technologique s'est peu à peu passée de ceux qu'elle devait pourtant servir : "le film se donne comme un ballet de machines célibataires, caméra, bâtiment, électricité, lumière, photographie, c'est bien de forces techniques et économiques dont il est question" écrit-il, et dans leur danse glacée, les machines ont oublié de nous lancer un regard.

Murielle JOUDET

Dans Le Film , émission publiée le 23/03/2024
Durée de l'émission : 87 minutes

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