Tous les autres s'appellent Ali
Dans Le Film
Jean-François Rauger
Murielle Joudet
Rares sont les films qui produisent des images impossibles, qui nous rappellent en substance que le cinéma est là pour saisir l'infilmable. Tous les autres s'appellent Ali (1973) est peut-être la pointe extrême, indépassable, de ce cinéma comme fabrique d'images impossibles. Le film raconte un amour entre deux laissés-pour-compte du miracle économique allemand : Emmi (Brigitte Mira), une vieille femme de ménage et, Ali (El Hedi ben Salem), un jeune immigré marocain. Et il choisit de le raconter avec une séchesse inégalée, sans graisse ni diversion - on peine à trouver un second rôle, une scène, venant adoucir le tableau général. La frontalité de la mise en scène est précisément faite pour qu'on ne détourne pas le regard : vous regarderez cet amour, que ça vous plaise ou non, que ça vous dégoûte ou non.
Ce qui m'a saisie en revoyant le film, c'est que Fassbinder, qui n'est pas un cinéaste très commode, ne nous range pas du côté de son couple. On a rarement vu un film qui, tout en nous racontant une histoire, nous en exclut, nous place du côté des voyeurs, de la haine et des préjugés. Le regard du spectateur est renvoyé à ce qu'il est : un mécanisme d'oppression. Ali, c'est Fassbinder qui s'observe lui-même : si regarder oppresse, alors faire des films consisterait à se faire despote, comme en témoignent les relations tumultueuses et sadiques entre le cinéaste et une partie de ses amants-acteurs, pour certains poussés au suicide, comme El Hedi ben Salem qui incarne Ali.
Tous ses films l'attestent, le cinéaste a une conception absolument désespérée de l'amour : le couple ne serait pas un au-delà de la société, mais le lieu privilégié de l'aliénation - il a appris ça de Douglas Sirk, dont il percevait le pessimisme enseveli sous le happy end. Tous les autres s'appellent Ali c'est Fassbinder tenant un compte exact de ce qu'il y a de tyrannique à regarder quelqu'un, à aimer une personne, à ambitionner de faire un film et de la faire jouer dedans. L'amour et le cinéma comme une seule et même chose, un seul et même piège.
Beaucoup de cinéastes auront tenté de faire, comme lui, des films comme des petites mécaniques implacables. Beaucoup auront voulu adopter sa lucidité froide, son inaltérable pessimisme politique qui ne sauve rien ni personne. Si peu y sont parvenus, sans doute leur manquait-il à tous un ingrédient fondamental : l'amour - piste magnifique sur laquelle nous met notre collaborateur Jean-François Rauger.
D'ailleurs, au début, on peine à croire à cette histoire : ce sont deux acteurs, une idée de film très belle, mais purement théorique. A la fin, on repart avec l'âge de ces deux-là, leur amour, ça ne nous quittera jamais. Personne n'a voulu de ces corps: ni la société, ni le cinéma. Et les voilà au centre d'un des plus beaux films qui soit. Quand les choses sont belles, elles deviennent possibles, imaginables. Elles s'arrachent à l'infilmable. Voilà peut-être les ferments d'un cinéma qui serait réellement politique : que la beauté, la terrassante beauté, l'emporte sur tout le reste, désarme le regard - à commencer par celui de Fassbinder.
Murielle JOUDET