Godard cinéma politique (part. 1)
Dans Le Film
David Faroult
Murielle Joudet
Émission animée et conçue Stathis KOUVÉLAKIS
Le prévisible déferlement d’hommages qui a suivi décès de Jean-Luc Godard ne saurait occulter le paradoxe qui entoure sa place dans l’art qui fut le sien et, plus largement, dans la culture contemporaine : mondialement célèbre, comme nom, et fort mal connu, comme œuvre, dont seule une petite partie, presque entièrement située dans les huit premières années de son abondante filmographie, a connu une véritable réception publique. Doté d’un art consommé de la répartie, aimant la provocation , Godard fut un personnage à part entière du paysage culturel, en particulier en tant que « bon client » des plateaux télévisés, mais il vécut les dernières décennies de sa vie dans un relatif retrait, résigné à voir ses films accueillis, au mieux, par une indifférence polie. Car les attaques dont il a fait l’objet, pour ses films et ses interventions publiques, n’ont jamais manqué, y compris dans les moments qui ont suivi sa mort. Pourtant, rares sont ceux qui contesteraient que s’il y a quelqu’un qui a véritablement transformé le cinéma, plus exactement l’idée du cinéma, c’est bien lui.
Godard donc, non pas tant monument, créateur statufié de son vivant, mais plutôt conscience, et même conscience de soi, du cinéma, incarnation du moment où celui-ci accède à une forme de réflexivité, et, par-là, à une inquiétude permanente. Voilà qui explique sans doute pourquoi, même mort, il y a peu de chance qu’il accède à cette bienveillance consensuelle qui entoure, par exemple, un Truffaut ou un Rohmer. Voilà aussi pourquoi il reste, pour l’essentiel, à découvrir, ce qui, compte tenu de l’ampleur et de l’ambition de l’œuvre, exigera un travail persévérant, lequel, heureusement, n’a pas attendu sa disparition pour commencer.
David Faroult, que nous accueillons dans cette émission, est de ceux qui le mènent depuis de longues années, en orientant la focale vers une période qui illustre au plus haut point le paradoxe dont il a été question auparavant : les « années rouges » du Godard politique, scandées par la guerre du Vietnam, l’émergence du maoïsme, le 68 mondial et les insurrections qui perdurent jusqu’au mitan de la décennie 1970. Souvent évoquée mais rarement étudiée, et même fort peu connue sur le plan de sa stricte production filmique, cette séquence a désormais trouvé sa cartographie dans son ouvrage-somme Godard, invention d’un cinéma politique (Les Prairies ordinaires, 2018).
C’est en suivant les pistes ouvertes par cet ouvrage que nous avons organisé ces deux émissions consacrées à Godard politique. Elles nous amèneront à évoquer le cheminement qui a conduit un cinéaste originellement « apolitique » à devenir communiste et à réorienter son cinéma dans un sens politique, et même militant. Encore faut-il préciser que même si Godard situe de plus en plus son travail dans l’histoire de l’art politique qui l’a précédé, ce tournant ne signifie pas ralliement à une conception préexistante, souvent banalement instrumentale, du « cinéma militant ». Car c’est à partir du cinéma lui-même, de ses moyens et ressources artistiques propres, que le réalisateur d’A bout de souffle se politise et interroge la politique émancipatrice autant qu’il interroge politiquement le cinéma. Son objectif demeure celui de changer son cours de l’intérieur, en y traçant une rupture qu’appelle aussi bien son propre développement que son inscription dans les bouleversements de son temps.
Singulier, ce cheminement s’affirme ainsi tout à la fois comme continuité et rupture, retour critique sur soi, expérimentation tâtonnante en constante interaction avec un contexte politique et culturel effervescent. Ce moment de la trajectoire godardienne permet ainsi de voir sous un jour nouveau son propre cinéma – plus exactement : ses modalités de transformation – mais aussi l’époque qui lui a donné naissance, et dont il a voulu, en tant qu’artiste, porter à son point haut la puissance révolutionnaire.
Stathis KOUVÉLAKIS