La Fièvre du samedi soir
Dans Le Film
Mathieu Macheret
Murielle Joudet
En 5 ans de Hors-Série, je n'avais jamais vécu ça: je sors du tournage d'un entretien, je rentre chez moi et je me remets des bouts de La fièvre du samedi soir (John Badham) que je viens pourtant d'analyser en long et en large pendant deux heures avec un autre converti, Mathieu Macheret, critique au Monde, collaborateur pour cette émission qui m'accompagne de son regard acéré dans cette danse analytique où l'on revient aussi sur l'histoire de la disco et du New-York de l'époque. J'étais comme un gosse qui pense qu'à force de revoir le film, celui-ci sécréterait naturellement de nouvelles séquences, en fusion avec ce héros auquel on ne peut que s'identifier: Tony Manero, 19 ans, quincaillier et fils de ses parents prolos et italo-américains le jour, roi du disco la nuit. Ou plutôt devrais-je dire, John Travolta, qui ne fait qu'un avec son personnage, qui l'est d'une manière déchirante, sans distance, sans commentaire, en toute innocence. Il étreint jusqu'à son machisme, son arrogance, son ignorance, il lui prête son don affolant de danseur, ses manières mi-viriles mi-effeminées.
Voilà très certainement ce qui assurait le succès phénoménal de La fièvre du samedi soir à sa sortie en 1977, quelque chose comme une recette imparable: un acteur génial, des tubes entêtants, un genre de musique qui règne alors sur la décennie, la disco. Le film est propulsé troisième du box-office de l'année, juste derrière Star Wars et Rencontre du troisième type. La bande originale est l'album le plus vendu au monde avant d'être détrôné par Michael Jackson. Mais une fois qu'on a dit ça, on n'a encore rien dit, de ce qui fait la splendeur de La fièvre du samedi soir, et qui est sa face B en quelque sorte, une fois qu'on sort du 2001, la boîte de nuit où le monde et la société se réinventent (pendant un temps) tous les samedis soirs. Face B donc: la plaie que c'est d'être un fils, un frère, un vendeur condamné à le rester, quand on ne rêve d'une seule chose, s'auto-générer sur le dancefloor, être un dieu hypersexualisé, admiré et intouchable.
Le dancefloor qui mute d'un bout à l'autre du film, passant de mini-Woodstock où toutes les minorités transpirent ensemble à véritable ring où le réel reprend ses droits. L'avortement, la contraception, le chômage, le boulot sans avenir, le rêve d'une ascension sociale qui tarde à arriver, la perte de la foi, la défaite des parents, les guerres de gang, la détresse affective des filles, le machisme des hommes, le nihilisme de tout le monde, le viol, le suicide. Voilà tout ce que brasse La fièvre et voilà ce que, dans un second temps rêveur, il tente de nous faire oublier dans ses splendides séquences de boîte de nuit. Le film nous ballote entre amnésie disco et brutal retour au réel dans un New-York que le critique musical Peter Shapiro décrit comme étant "le synonyme de tout ce qui ne va pas dans la société américaine". Voilà peut-être la plus grande réussite du film: celle de nous avoir fait oublier l'âpreté qui l'habitait, ce sourire béat qui cachait des torrents de désespoir, ces danses qui rendent plus douces les frictions entre classes sociales, communautés, sexes. Sur le trottoir, après l'émission, on se disait avec Mathieu qu'on avait peut-être oublié de dire un truc: à quel point c'était fou de parvenir à faire un grand film populaire si noir et qui en fait, si on regarde bien, ne fait jamais semblant d'être aimable.
Pour poursuivre:
- Une passionnante histoire politique, esthétique et sociale de la disco : Turn the beat around (l'histoire secrète de la disco) de Peter Shapiro aux éditions Allia.
- "Travolta en soi", magnifique conférence sur la danse au cinéma par l'universitaire Nicole Brenez mise en ligne par la revue Débordements
- L'émission Blow-up, sur le site d'Arte, qui revient sur les innombrables hommages du cinéma à La fièvre du samedi soir
Murielle JOUDET