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Mulholland Drive ou l'écologie des images

Dans Le Film

Hervé Aubron

J'ai découvert Lynch à l'adolescence : j'allais voir ses films avec la dévotion de la jeune cinéphile qui va se recevoir sa leçon de cinéma, d'autant plus édifiante qu'elle est incompréhensible. Au milieu des splendeurs formelles, des énigmes restaient irrésolues, et ça m'embêtait. Parce que j'étais encore un peu jeune, je me disais qu'on ne pouvait pas aimer un film sans avoir tout compris. Puis je n'y ai pas trop retouché jusqu'à récemment, et là, c'était l'épiphanie : il fallait simplement se détendre, faire passer quelques années, gagner en aisance et en nonchalance, surtout avec cette notion de "compréhension". Et alors l'énigme Mulholland Drive ou encore Lost Highway m'apparaissaient tout à coup claires, limpides, je dirais même : classiques.

Je crois que c'est la première leçon de Mulholland Drive : son mystère, c'est sa clarté. Ce "Silencio" final qu'il faut prendre au pied de la lettre. Ressenti que je trouve entièrement résumé dans un proverbe chinois que citait Barthes dans ses Carnets de voyage en Chine : l'endroit le plus sombre se trouve sous la lampe. Dans les grands films, tout est sous la lampe, et pourtant, des ombres persistent. Mulholland Drive en est l'exemple absolu : il n'y a pas de vérité interprétative du film, peut-être même pas de mystère, tout est là, mais tout se complique pour nous, spectateurs-cinéphiles-cinéphages, toujours en quête de lien : l'ombre est dans nos têtes.

Alors, devant un film si opaque parce que si clair, l'idée n'était pas tant de mener une enquête que de suivre la lecture intime et passionnante de mon invité. Hervé Aubron, que nous avions déjà reçu pour une émission sur les studios Pixar, a écrit  Mulholland Drive (Dirt walk with me) (éd. Yellow Now, Coté fîlms), un petit livre incisif et personnel, qui m'a réconciliée une seconde fois avec Lynch. Car j'avoue, après avoir passé beaucoup d'années sans revoir ses films, je me figurais Lynch comme une sorte de méchant et génial formaliste, a lui seul responsable du "formalisme pubard" qui a aujourd'hui cours dans le cinéma d'auteur.

Hervé Aubron m'a révélé toute la part critique du cinéma de Lynch, notamment en forgeant une intuition passionnante que j'interprète ainsi : désormais, au lieu de parler de "politique des auteurs", il faudrait davantage parler d''"écologie des auteurs". C'est à prendre en un sens à la fois littéral et imagé, politique et esthétique : c'est l'idée que faire une belle image ne coûte pas rien. Une image (dans ce mélange d'hygiénisme et de puissance d'hypnose) rejette du déchet, et ce déchet doit être pris en charge par le cinéaste lui-même, à l'intérieur de son film. Vous ne les aviez peut-être pas remarquées, les occurences de déchet et de merde chez Lynch, et pourtant elles sont là, innombrables, telles les déjections rejetées par ses images lustrées. Lynch serait en fait un cinéaste "éco-responsable", qui a toujours pris en charge la part de cauchemar et de poison que contiennent ses images.

Dans Le Film , émission publiée le 04/02/2017
Durée de l'émission : 85 minutes

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