Comment gagner à gauche
Aux Sources
Thomas Piketty
Au cours des dernières semaines, l’écart s’est creusé entre François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon. Leur rivalité s’explique par de nombreux facteurs, à commencer par le fait qu’ils occupent le même segment en vue de la prochaine présidentielle. Mais leurs divergences tiennent aussi à un désaccord stratégique. En 2022, Mélenchon est passé à 400 000 voix du second tour, soit 1,2% des suffrages exprimés. Rappelons que Fabien Roussel a alors rassemblé 800 000 bulletins sur son nom. D’où la question : comment franchir la barre en 2027 ? Où se trouvent les réserves de voix pour la gauche ? C’est là-dessus que se distinguent les deux figures de proue de la France insoumise. Pour Mélenchon, il faut surtout cibler les métropoles et leurs banlieues populaires, dont les habitants votent majoritairement pour la gauche… lorsqu’ils votent ! Car l’abstention y est forte, trop forte. Il faut convertir la résignation en mobilisation électorale. François Ruffin regarde quant à lui du côté des campagnes en déclin. Le vote Le Pen est à ses yeux le symptôme d’une souffrance sociale, d’un sentiment d’abandon. On peut le transformer en vote de gauche si l’on parvient à faire comprendre aux ouvriers du monde rural que leur adversaire est le banquier et non l’immigré, le patron et non le musulman.
Voilà le décor planté à gros traits. Ce débat est important, il détermine en grand partie l’avenir de la gauche et in fine du pays. Pas étonnant que, l’un comme l’autre, Ruffin et Mélenchon se soient précipitées sur le dernier livre des économistes Thomas Piketty et Julia Cagé : Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités en France (1789-2022). Le livre repose sur deux questions simples : qui vote pour qui ? et pour quelles raisons ? Afin d’y répondre, les auteurs ont collecté les données électorales et socio-démographiques des 36 000 communes françaises de 1789 à nos jours. Ils ont ainsi analysé 41 élections législatives, 12 présidentielles et 5 referendums. Ce travail titanesque débouche sur un livre de 864 pages contenant des dizaines de graphiques, de cartes et de statistiques. Parmi les principaux enseignements de cette enquête socio-historique, on apprend que le vote Macron 2022 est le plus bourgeois de l’histoire de France. On apprend aussi que, contrairement à ce que certains pensent, le monde rural n’est pas structurellement conservateur. Les paysans, les agriculteurs et les ouvriers de la France périphérique ne sont pas perdus pour la cause. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que le monde rural a souvent été déçu, de la Révolution à nos jours, de la vente des biens nationaux en faveur de la bourgeoisie à la disparition des services publics, par une offre politique de gauche essentiellement urbaine et aveugle à ses préoccupations : priorité du TGV sur le TER, localisation des hôpitaux et des écoles, surdité à l’endroit des aspirations à la propriété individuelle, etc.
Reparcourir ces deux siècles et demi de compétition électorale et de conflits sociaux est une façon de redécouvrir les ingrédients ayant par le passé conduit la gauche au pouvoir. Pour le conquérir à nouveau, mais en n’oubliant pas que l’essentiel s’est souvent joué en dehors des institutions, à distance des élections. Le vote ou la révolte ? L’isoloir ou la grève générale ? C’est là aussi une question stratégique. Nous en discutons avec Thomas Piketty.
Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal