Ukraine : le retour des impérialismes
Aux Sources
Claude Serfati
Il y a vingt ans, Claude Serfati publiait un ouvrage, La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur (Textuel, 2001) où il développait des thèses d’une grande lucidité, pour ne pas dire prémonitoires. L’époque était encore aux discours célébrant la fin de l’histoire et l’avènement d’un nouvel ordre mondial débarrassé des déflagrations du passé. On y exaltait le commerce et le libre-échange, symbole nous disait-on d’une « mondialisation heureuse » dont on ne cessait de se gargariser. La Chine faisait son entrée à l’OMC, tandis que les ex-républiques soviétiques goûtaient, non sans douleur, aux « joies » du marché capitaliste. Tout cela n’était bien sûr qu’un leurre. C’était vite oublier que la guerre est un élément consubstantiel au développement et au dépassement des contradictions propres au capitalisme. Loin d’être un élément marginal ou exceptionnel, elle est au contraire sa condition de possibilité. Redonner une centralité à la question militaire, c’est se donner les instruments analytiques essentiels pour comprendre les dynamiques impérialistes et les dangers qu’elles font peser, à l’heure de la menace nucléaire.
C’est donc par ce concept de mondialisation armée, qu’il a forgé en ce début de siècle et qu’il réactualise aujourd’hui, que Claude Serfati nous invite à regarder la guerre que mène actuellement la Russie en Ukraine. D’abord, il est clair que l’OTAN porte une lourde responsabilité dans cette situation. Véritable bras armé de la mondialisation dirigé par le suzerain états-unien, l’organisation transatlantique n’a cessé d’étendre son influence vers l’Est, dans un double mouvement d’absorption économique des ex-républiques soviétiques et d’emprise géopolitique. Derrière, les vassaux européens n’ont fait qu’accompagner et avaliser une politique qui s’est révélée désastreuse pour la paix en Europe.
Toutefois, pour Claude Serfati, on ne saurait tomber dans le piège d’une lecture binaire et simpliste des choses. Selon lui, il existe bel et bien un impérialisme russe, dont les interventions d’hier en Géorgie, en Abkhazie, en Ossétie du Sud ou encore en Syrie, et aujourd’hui en Ukraine, seraient les expressions les plus manifestes. Cet impérialisme, qui diffère à certains égards de celui des puissances occidentales, est le résultat de l’insertion dans la mondialisation armée. En effet, ne pouvant rivaliser avec les grandes puissances capitalistes sur le terrain économique, sa structure productive étant faible et peu compétitive, c’est par la mobilisation massive de ses capacités militaires et sa volonté de retrouver son rang face à l’OTAN et aux Etats-Unis que la Russie s’est lancée dans une guerre de conquête.
Cette guerre en Ukraine semble marquer un tournant majeur dans l’ordre géopolitique mondial. Les vieilles rivalités inter-impérialistes refont surface. Il y a un siècle déjà, Jean Jaurès écrivait que le « capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage ». S’en suivirent deux guerres mondiales. L’histoire repassera-t-elle aujourd’hui les plats ?
Tarik BOUAFIA