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La France loin des villes

Aux Sources

Benoit Coquard

Benoit Coquard est sociologue, spécialiste des classes populaires en milieu rural. Il est originaire de ce milieu. Il y enquête depuis des années, dans la région du Grand Est. Les usines ont fermé, comme d’ailleurs les services publics, puis les cafés. Le déclin est indissociablement démographique et économique. Aujourd’hui, environ un tiers des jeunes (surtout les jeunes femmes, qui s’en sortent mieux à l’école) quitte ces campagnes pour étudier en ville et ne jamais revenir. Un taux supérieur à l’exode rural d’après guerre ! Mais qui est au courant ? Qui se préoccupe de ces populations, dont on n’entend parler que de manière épisodique, au rythme du calendrier électoral, pour leur vote Front national ? Au début du mouvement des gilets jaunes, à l’époque où personne ne savait trop à quoi s’en tenir avec cette histoire de barrages autoroutiers, nos amis de Contretemps publièrent, le 23 novembre 2018, un article intitulé « Qui sont et que veulent les gilets jaunes ? ». Cet article fit le tour de la toile, fut relayé bien au-delà des cercles habituels, et il reste à ce jour le plus consulté de cette revue en ligne. Et pour cause, le sociologue connaît son objet. Il suffit de relire ce texte, avec une année de recul, pour saisir sa justesse, sa profondeur d’analyse et sa prescience.

Quand j’ai appris que Benoît Coquard publiait une version remaniée de sa thèse de doctorat aux éditions de la Découverte – Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin – je n’ai donc pas hésité à l’inviter. Les classes populaires rurales sont parlées plus qu’elles ne parlent, disait Bourdieu. D’où l’inévitable production de clichés sur ce qu’on a désormais coutume d’appeler la « France périphérique ». Il y a d’un côté, dans le récit misérabiliste qu’on retrouve surtout à gauche, l’idée que ces campagnes seraient peuplées de « beaufs racistes » et de « petits blancs » isolés et craintifs, rongés par l’individualisme. En miroir, la droite se gargarise d’un récit populiste qui assimile les ouvriers ruraux au « vrai peuple », à la « décence ordinaire », à la « France des oubliés » qu’il s’agirait de défendre face aux menaces mondialistes. En dépit de leur antagonisme politique, ces deux discours reposent sur un même ethnocentrisme de classe, que Benoit Coquard entend dépasser en redonnant la parole aux premiers concernés. Son livre fourmille de personnages, de scènes quotidiennes, de moments de vie, d’anecdotes qui en disent plus que de longues analyses ou qu’un tableau statistique.

Les jeunes femmes et hommes dont il est ici question sont pour la plupart ouvriers, employés ou chômeurs. Ils accordent une importance décisive à l’entretien d’une « bonne réputation », grâce à laquelle il est possible de trouver une place sur le marché professionnel et conjugal. La concurrence est rude, mais elle cohabite avec le maintien des formes de solidarité et la fierté d’appartenir à une bande de potes aussi soudée qu’une famille. Le travail est une valeur cardinale, dont la cote augmente à mesure qu’il se raréfie. Le « cassos » et « l’assisté » font figure de repoussoir. De même que Paris qui, sur un autre registre, évoque les loyers exorbitants, le règne de l’anonymat et l’insécurité. Et puis il y a la voiture, moyen de transport indispensable et symbole de réussite. S’y attaquer (via l’installation de radars, les 80 km/h, une hausse de la taxe sur l’essence), c’est s’attaquer au mode de vie des classes populaires rurales.

J’ai discuté de tout cela avec Benoit Coquard, ainsi que du rapport à l’institution scolaire, du rapport à l’écologie, des modèles de masculinité et de féminité, de l'érosion de la conscience de classe, des possibilités pour la gauche de regagner du terrain dans ces territoires acquis de longue date à la droite et, bien sûr, des enseignements du mouvement des gilets jaunes. Bon visionnage !

Manuel Cervera-Marzal

Aux Sources , émission publiée le 23/11/2019
Durée de l'émission : 78 minutes

Regardez un extrait de l'émission